A quoi sert Kamel Daoud ?
Par Boualem Snaoui – Pour mes lectures estivales, je me suis fait violence, en glissant dans mes bagages les 464 pages de chroniques (2010-2016) publiées par Kamel Daoud chez Actes Sud. Je dois avouer ne pas avoir dépensé le moindre kopeck pour accéder aux écrits de cet ancien islamiste qui, quand cela est devenu lucratif, a découvert que «Dieu est athée». Pas question donc de donner un centime de droits d’auteur à cette nouvelle, icône heureuse de nourrir l’orientalisme des néoconservateurs «atlantistes». Un orientalisme qui est l’une des misères de l’histoire du monde arabe, un travers si bien dénoncé par notre merveilleux Edward Saïd.
J’ouvre ce livre, juste après avoir lu le dernier chef-d’œuvre de Jean Ziegler : Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille, publié aux éditions du Seuil. Le hasard, pour une fois, a bien fait les choses : lire le manuel de la générosité et de l’altruisme juste avant le grand traité de l’égoïsme met les idées à leur vraie place. Entre les deux livres, il y a un fossé, une tranchée genre 14/18. Daoud dangereux, peu fiable et néo-prosélyte comme tous les repentis, fait la promotion du capital et du libéralisme qui est son corolaire. Ziegler, lucide et généreux, dénonce ce monde de la finance sans lois et ses mortels ravages sur l’humanité. Deux mondes différents, et même opposés. Vieux baroudeur entre les destins de l’humanité, Jean Ziegler a vu trop d’hommes mourir, de faim et de guerre, pour un même effet, savoir que le libéralisme c’est la mort des pauvres, des peuples «en trop». De ceux qui gênent. Kamel Daoud, à l’opposé, regrette l’absence d’un «capitalisme fort, de patronats puissants et créateurs de plus-values».
Une drôle de sensation m’habite, celle d’un barreur dans la nuit qui sait qu’il va croiser un iceberg. Daoud se dit Algérien, un peu comme moi, mais je ne retrouve en lui rien de notre bien commun, cet homme est de glace, froid et transparent. Du coup, je me sens Algérien comme Jean Ziegler. Alors que Daoud, tenancier de sa petite boutique «d’algérianité», vante une camelote de qualité «made in China» pour séduire les colons jamais guéris de Saint Germain des prés. C’est l’histoire dans l’autre sens, jadis c’est le «blanc» séduisait l’indigène avec de la verroterie. Au risque de perdre ses lecteurs, qui le prennent pour ce qu’il n’est pas, Daoud doit continuer de se poser en «Algérien», c’est son filon en or. Pensez donc, un Algérien musulman et athée, Arabe, qui déteste les Arabes et qui parle de tout cela «sans langue de bois», Netanyahou et Le Pen auraient rêvé de l’inventer. Pourtant, il est bel et bien là. Alors qu’il n’est qu’un ersatz de Bernard-Henri Lévy, une tête de gondole pour vendre des livres que personne ne lit, c’est-à-dire beaucoup de bruit pour rien, le vent de la barbe à papa. Lectures faites, je persiste et comprends mieux pourquoi Jean Ziegler n’est jamais promu par les médias qui se proclament «grands».
Invité à la télévision, Kamel Daoud est traité comme un saint, le tenant de la nouvelle lumière et du savoir avancé. Aux yeux des gogos, ce réactionnaire est «moderne» et «révolutionnaire». C’est donc sans contradicteurs qu’il déroule sa pelote de lieux communs, l’image du bon nègre Banania qu’attendent les «néocons». Récemment, je l’ai aperçu sur une chaîne de TV algérienne, avec toujours la même posture du penseur couché, criant : «Je sais me défendre.» Cependant, on ne sait contre quoi il se défend.
Questionné sur l’invitation de Daoud, le nouveau commandeur, à l’ambassade de France lors de son passage en Algérie, E. Macron a répondu qu’il «veut entendre tout le monde». Le Président français considère-t-il que Daoud c’est tout le monde ? Ou tous ceux qui résident dans le jardin des puissants ?
Pour revenir à ce qui n’est pas de la littérature, disons que, dans son livre, Daoud nous invite à découvrir, ou redécouvrir, la crème de ses près de 2 000 textes écrits entre 2010 et 2016. Que seraient, nous affirme-t-il, les positions «des journaux et des élites contestataires». Cette position est lacunaire puisque ce Don Quichotte algérien ne nous dit jamais ce qu’il conteste. Il n’a pas besoin d’exprimer de s’attacher aux détails du vrai : il est l’élite à lui seul, et doit être cru sur parole. Mais, patatras Daoud, par le contenu de son opus, atteint un objectif imprévu. Preuve à l’appui – l’existence de son livre –, il démontre que la censure qu’il prétend combattre n’existe pas en Algérie. En effet, comment publier impunément (et c’est tant mieux) autant d’ignominies sur un peuple et un pays «qui manquaient de la liberté de dire, de lire ou de regarder» ? Sacré Daoud, ce Daoud sacré.
Si sa plume se fluidifie miraculeusement contre l’«Arabe et sa langue», le «musulman», et l’«Algérie», cela ne l’empêche pas de célébrer les «Printemps» alors qu’eux aussi sont censés être arabes. Il glorifie les révoltes sans citer un seul révolté. En réalité, il tente de nous faire croire que les révolutions se font sans révolutionnaires et que les chaos sont l’annonce des aubes nouvelles. Outre du Bernard-Henri Lévy ou du Debray, Daoud ne lit visiblement rien d’autre. Sans doute par crainte d’être chahuté par les mauvaises ondes de la vérité. Par exemple, il n’a pas pris connaissance de «la stratégie du choc», brillamment décrite par Naomie Klein, et il regrette sans rire et amèrement que l’anarchie, la destruction et la guerre civile n’aient pas déjà emporté l’Algérie.
Chercheur, créateur de concepts, ce grand penseur nous indique avoir découvert que l’Occident a pour malheur d’avoir voulu incarner la Morale universelle. Sans doute voulait-il parler de l’extermination des Amérindiens, de la traite négrière, des colonisations, de l’utilisation de la bombe atomique sur des populations civiles à Hiroshima et Nagasaki ou encore du nazisme et du fascisme né en Occident ? Sacré Daoud.
Et même lorsqu’il tente de dénoncer le traitement infligé aux migrants en Pologne, comme par instinct, sa plume fait une arabesque et va retrouver son sujet fétiche : l’Algérie. On peut en déduire que si les migrants sont mal traités en Pologne, c’est à cause de l’Algérie. Il en est de même d’une chronique sur la Roumanie puisque Daoud est universel. Pour lui, tous les chemins du malheur mènent à l’Algérie.
Aux intellectuels et universitaires qui se sont opposés à ses positions (le mot idées serait flatteur), il répond, en se réfugiant dans un vocabulaire creux comme un tambour, que «c’est au nom de l’anticolonialisme et de l’inquisition qu’on lui interdit de penser». Après sa tribune délirante sur des viols de Cologne qui n’ont jamais existé, dans laquelle il présentait l’Arabe comme une sorte d’être génétiquement violeur, les intellectuels qui ont protesté lui auraient organisé un procès stalinien. Il annonce même à grands fracas qu’il va quitter la scène, et prendre la porte. Ce qui serait une bonne idée, s’il la laisse ouverte, sera nous faire de l’air. Mais rassurez-vous, il y a le goût d’être sur les planches et celui des droits d’auteur : il revient par la fenêtre. Recyclant les clichés les plus éculés – mais toujours orientalistes –, il déverse incessamment une haine inégalée du «musulman». Elle a un sens, son engagement dans la guerre du «choc des civilisations» le monstre agité par les forces les plus réactionnaires, celui qui marche main dans la main avec «le grand remplacement».
Il suffit de lire au hasard, avec rage et courage, cette phrase de Daoud : «Les derniers colons de ce pays plantaient plus d’arbres que ceux qui l’ont libéré…» Oubliant en passant la nature de celui qui tenait la pioche. Il va jusqu’à regretter l’attitude consensuelle montrée par Jean-Pierre Chevènement lors de son passage à Oran en septembre 2010, et plaide, lui Daoud, la cause des Français nostalgiques de «l’Algérie française». Aidé de son cerveau servile, ce Zemmour algérien affirme, contre toute l’Histoire, que «c’est la France qui a décolonisé la terre». Et le peuple algérien n’est pour rien dans la lutte pour une indépendance tombée du ciel colonial, une insulte à la vérité, à la mémoire, à l’histoire, aux universitaires, aux intellectuels. Ce concept de la «décolonisation» porté aussi par Daoud Kamel est, en fait, une ultime manœuvre coloniale. Avec Kamel Daoud, nous sommes dans le colonialisme d’outre-tombe. Son projet est clair, son flot de vomi, qui a pour but de flétrir tout ce qui est algérien, doit nous donner à croire que «l’indigène ne peut se libérer, on l’a donc décolonisé».
Moment de détente, ou de saine curiosité satisfaite, moi qui croyais pouvoir accéder à des confidences sur son passé «islamiste», j’ai été déçu par ce livre. Aucun signe, aucun mot, aucune confidence sur ses engagements auprès des forces violentes, qu’il qualifie lui-même de terroristes. Cette amnésie est confirmée, comme le démontre le livre Contre-Enquête (Editions Frantz-Fanon) d’Ahmed Ben Saada : Kamel Daoud est passé à autre chose, Allah est oublié.
Jacques-Marie Bourget, journaliste français, et expert de notre monde, le qualifie de «grenouille autopsiée». Pour Jacques-Marie Bourget, Daoud est «le supplétif des pires néoconservateurs français», «l’indigène alibi». Et le grand et vrai écrivain Rachid Boudjedra a cloué le cercueil en le mettant à nu.
Pour bien revendiquer son appartenance aux camps des civilisateurs, Daoud joint donc sa voix aux tenants du choc des civilisations, depuis en fait, depuis Mahomet et même avant, le seul but du musulman est de vaincre toute la planète. Ainsi, pour lui, pas de différence entre le sacrifice du militant anticolonial Ali La Pointe et le tueur toulousain Mohamed Merah. Pour bien nourrir les phantasmes et la haine, ce néo-harki de la pensée apporte sa contribution : il stigmatise les habitants des quartiers populaires, en s’interrogeant sur «les milliers de Mohamed Merah» qui sont «partout», «dans une salle de bains, l’arme au poing», ou quelque part, «debout au bas de l’immeuble». Peut-être Daoud n’a-t-il pas lu les confidences d’Albert Chennouf-Meyer (Abel, mon fils, ma bataille. Ed. Du Moment, 2013), père d’Abel, l’une des victimes des tueries de Toulouse ? Et, suivant la doctrine et le mode de penser de ce nouveau philosophe, il est temps de nous poser, nous aussi, une question : «Combien de Daoud sévissent dans les rédactions des journaux algériens ?»
Versant dans le tribalisme le plus rétrograde, il appelle de tous ses vœux, dans chaque région, à ne parler autrement qu’en dialecte local. Pour Kamel Daoud, la langue s’écrit «avec l’âme». Dans une reptation de serpent, il veut voler ainsi à la rescousse de groupes qui prétendent dynamiter l’Algérie. Comme ces mouvements croupions et d’extrême droite qui prétendent défendre (sans doute mieux que Kateb Yacine) la langue et la culture berbères ! Puisqu’il ne lit que Debray et Bernard-Henri Lévy, il n’a pas ouvert le magnifique bouquin de Patricia M.-E. Lorcin Les Identités coloniales… une lecture capable de laver la tête de KD Kamel Daoud. Au-dedans. Le titre que mérite cette «somme» de Daoud est simple : «Chroniques de l’horreur.»
Je n’ai trouvé qu’un point sur lequel on puisse gloser sur du Daoud, c’est quand il écrit : «On a détruit les libertés et les libérations acquises après le départ des colons.» Il est effectivement exact qu’un peuple martyrisé, abandonné dans le concert des nations, trop seul après sa révolution ait commis des erreurs et connu des errances. Il est effectivement exact que l’Algérie se cherche toujours. Mais oublier une guerre civile provoquée par les anciens Frères idéologiques de Daoud, ce n’est pas omettre un détail. Mais ce «lissage» permanent de l’histoire, sa recréation sont le carburant que permet à Kamel Daoud de poursuivre ses livres et chroniques de flagellations des «Algériens», de l’«islam», de l’«Arabe», du «régime». Sans cette interminable mise à mort, le livre n’aurait que l’épaisseur d’un album à colorier.
Il est drôle, piquant, amusant de retrouver soudain notre Kamel Daoud quand il revient à sa source d’inspiration première, le wahhabisme. Tout cela sur le mode mondain, chic-français, convenable. Notre immense écrivain, notre Hugo à nous, a découvert le Qatar et ses vertus, vertes comme le dollar. Pour Daoud, le Qatar n’est pas ce qu’il est, c’est-à-dire un pays sans Constitution, sans lois, corrupteur et esclavagiste ayant naguère condamné un poète à mort au prétexte qu’il avait souhaité la venue d’un «printemps» à Doha. Mais le Qatar, versus Bernard-Henri Lévy, n’est-il pas le prototype d’un islam moderne, compatible avec la démocratie et il distribue des prix littéraire, organise de généreux colloques ? Donc, pour Kamel Daoud, la monarchie du Qatar, c’est top. Je lis : «Le Qatar a réussi à exporter l’image d’un pays où l’on peut dire des choses, où l’on assume les relations internationales, même avec Israël, sans hypocrisie, où la liberté de culte n’est pas qu’une chasse aux casse-croûte et où les droits de la femme sont les plus respectés dans cette région du monde, la révolution Al-Jazeera a fini par ‘’enfoncer’’ encore plus le reste du monde ‘’arabe’’, en en soulignant, par contraste, le calendrier moyenâgeux.» Ce propos est outrancier dans un pays, je le répète, où le droit n’existe pas, sauf la Charia que l’on impose jusque dans le lycée, pourtant baptisé… Voltaire !
Quel crédit accorder à ce faussaire erratique capable de célébrer Israël, tout en qualifiant cet Etat de «raciste» et «sans frontières». Dans sa posture de penseur couché, il ne veut pas voir le droit international et islamise la cause palestinienne. Il l’arabise, l’islamise à sa façon, et n’irait pas jusqu’à lire les rapports de Goldstone et de Richard Falk ou tout simplement les livres de Shlomo Sand, Ilan Pappé et ceux du courant israélien des «Nouveaux historiens». Pour Daoud, le summum de l’injustice, celle faite aux Palestiniens n’existe pas puisqu’il est impossible d’être «injuste» avec des «Arabes, des musulmans». Peut-être, afin d’adoucir son regard, et rien que pour Kamel Daoud, l’Algérie devrait organiser un ghetto type «Gaza» ?
Sans aucune honte, l’effroyable auteur bas de plafond ose écrire : «Le mort palestinien sera un homme tué lorsqu’il ne sera pas un barbu mort ou un Arabe bombardé.» Un passeport pour le crime et bientôt le génocide. Et ce n’est pas parce que dans sa bande Daoud n’est pas seul que l’effet de groupe constitue une excuse. Que valent au poids des piges, des cachets et des droits d’auteur, les plumitifs que l’on découvre à marée basse, au plus bas de l’humanité, rien d’autre que de la haine. Dans ma culture berbère universaliste (et non tribale), il existe un mot pour qualifier ce nuisible : azrem, le serpent.
B. S.
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