Interview exclusive – Comment la Cour des comptes a été paralysée (I)
Le président du Syndicat national des magistrats de la Cour des comptes a bien voulu répondre aux questions d’Algeriepatriotique sur la situation et le devenir de cette institution névralgique en charge du contrôle des finances publiques, qui, si elle avait pu jouer son rôle, aurait sans doute épargné au pays de sombrer dans la prévarication et la corruption qui se sont aggravées durant le règne controversé de Bouteflika.
Dans cette première partie, le magistrat Ahmed Chikhaoui explique pourquoi et comment la Cour des comptes a été empêchée «d’exercer pleinement ses nobles missions de préservation des deniers publics». Interview.
Algeriepatriotique : Vous exigez la «révocation immédiate» du président de la Cour des comptes, tout en lui réclamant des comptes. Que reprochez-vous à l’actuel président et son secrétaire général ?
Ahmed Chikhaoui : Il est des moments où le silence devant les actes destructeurs visant une institution constitutionnelle, aussi vitale pour l’Etat et la société entière que la nôtre, pourrait s’assimiler à de la complicité de notre part. Il nous est d’autant plus impossible de nous taire quand on a vécu de si près, de l’intérieur même de l’institution, cette entreprise de déconstruction de la Cour. Il nous est, enfin, impossible de ne pas dénoncer quand on a la ferme conviction que cette entreprise de déconstruction a été réfléchie, voulue et, surtout, méthodiquement exécutée par le président de la Cour et son secrétaire général et ce, dans le seul but d’empêcher la Cour des comptes d’exercer pleinement ses nobles missions de préservation des deniers publics.
Mais comment, justement, s’est opérée cette déconstruction, comme vous l’avez qualifiée ?
Pour réaliser leurs objectifs, le président et son secrétaire général se sont attaqués à ce que la Cour a de plus cher, à savoir son capital humain. La gestion catastrophique ou, plutôt, la non-gestion des ressources humaines a provoqué une réduction drastique du nombre des magistrats, qui a été paradoxalement inversement proportionnelle à l’augmentation vertigineuse des crédits alloués aux investissements consentis par l’Etat à travers les différents départements ministériels qui constituent le plus gros du portefeuille du contrôle de la Cour.
A titre d’exemple, et alors que le nombre de magistrats était environ de 200 en 1995 pour contrôler un budget d’Etat avoisinant 800 milliards de dinars pour la même année, ils ne sont aujourd’hui que 130 magistrats opérationnels pour contrôler 9 000 milliards de dinars prévus pour l’année budgétaire 2018. En d’autres termes, les effectifs des magistrats de la Cour ont diminué de plus de 50% entre 1995 à ce jour alors que le montant du budget de l’Etat que ces magistrats sont censés contrôler s’est vu multiplié par 10 fois.
Aussi, lorsque le président de la Cour tente de justifier les raisons de cette réduction drastique des effectifs des magistrats par le gel des recrutements décidé par le ministère des Finances, c’est juste pour tenter de fuir ses responsabilités car, d’une part, c’est que les blocages n’ont apparu qu’à partir de 2014 et que, d’autre part, le ministère des Finances s’est toujours montré disposé à fournir à la Cour les crédits nécessaires à son fonctionnement.
En effet, l’administration de la Cour, et à sa tête le secrétaire général, a volontairement mené une politique de désertification, en forçant les magistrats à partir à la retraite à l’âge de 60 ans, y compris ceux qui ont émis leurs vœux de rester jusqu’à l’âge de 65 ans puisque le statut des magistrats le leur permet. Aussi, ce qui a aggravé davantage la situation, c’est qu’à vrai dire aucun recrutement conséquent en nombre de magistrats n’a été réalisé pour combler le vide induit par les départs à la retraite et qui étaient pourtant prévisibles depuis des années.
A ce titre, des éléments de preuves attestent clairement que le président et son secrétaire général étaient bel et bien au courant que la Cour allait être vidée de ses magistrats. Il s’agit de deux rapports produits par des experts sur le fonctionnement de la Cour. Le premier rapport a été établi en 2008 (rapport d’évaluation réalisé au sein de la Cour), le second a été établi par Sigma en 2013. La particularité de ces deux rapports, c’est qu’ils avaient déjà alerté le président de la Cour sur les problèmes futurs qu’allait rencontrer l’institution dans un avenir proche. Des simulations ont même été faites en 2008 pour les années 2013-2015 où ce rapport produit par les pairs pronostiquait, chiffres à l’appui, que si rien n’était entrepris dans le sens du renforcement des effectifs, la Cour des comptes se trouverait face à des problèmes d’effectifs ingérables à l’avenir. Les résultats du rapport produit par Sigma étaient presque une photocopie du premier, du moins sur la problématique des ressources humaines.
Bien entendu, si nous rappelons tous ces détails, c’est pour démontrer que le président et son secrétaire général étaient informés en temps opportun des problèmes que la Cour allait connaître mais que ces responsables ont continué dans leur logique destructrice de l’institution.
Le nombre réduit des magistrats exerçant au niveau des chambres a gravement affecté la qualité des travaux de la Cour, c’est ce que nous dénonçons. Et c’est ce qui a fait que la Cour des comptes n’a pas assuré ses missions de préservation des deniers publics telles que fixées par l’ordonnance 95-20 modifiée et complétée. C’est la raison pour laquelle la Cour des comptes n’a pas été à l’origine de la détection des affaires de corruption qu’a connues notre pays. Ce n’est pas seulement notre constat mais c’est tout le peuple algérien qui se pose cette question aujourd’hui.
Pouvez-vous être un peu plus explicite ?
Comment pouvez-vous contrôler un département ministériel budgétivore quand vous n’avez à votre disposition, au niveau des chambres, que 5 à 6 magistrats dont la majorité n’a pas encore l’expérience nécessaire ?
Comment peut-on parler de prérogatives juridictionnelles de la Cour alors que la chambre de discipline budgétaire et financière, qui statue sur la responsabilité des ordonnateurs, peine à fonctionner normalement ? Pourquoi on n’a pas procédé aux modifications du règlement intérieur prévues depuis 2010 à ce jour ?
Combien de référés ont été adressés aux ministres ces cinq dernières années ?
Comment voulez-vous arriver à de bons résultats de contrôle lorsque le président de la Cour des comptes lui-même exige des chambres de contrôle que les rapports d’appréciation sur l’avant-projet de loi portant règlement budgétaire (APLRB) ne doivent pas dépasser 10 pages ?
Comment voulez-vous arriver à de bons résultats de contrôle lorsque l’administration, et à sa tête le secrétaire général, adresse des notes aux présidents des chambres leur signifiant que les magistrats doivent arrêter les missions sous prétexte qu’il n’y a plus de frais de missions ?
Comment voulez-vous arriver à de bons résultats de contrôle sous la conduite du président actuel lorsqu’on sait que le budget de la Présidence n’a pas fait l’objet d’un quelconque contrôle depuis de nombreuses années ?
Comment voulez-vous arriver à de bons résultats de contrôle quand le secrétaire général actuel a décidé, sans aucune base légale, de n’octroyer que 2 100 DA de frais de missions aux magistrats en lieu et place de 4 000 DA ?
Comment voulez-vous que les magistrats puissent travailler dans la sérénité et le respect, qui leur sont pourtant garantis par leur statut, lorsque le secrétaire général continue de harceler les magistrats par des questionnaires qui leur sont adressés sans aucun fondement juridique et, ce faisant, procède illégalement à des retenues sur leurs salaires ?
Comment expliquer le laissez-faire du président vis-à-vis des agissements de son secrétaire général ? Pourquoi continue-t-il à le couvrir ?
Comment peut-il accepter que son secrétaire général puisse proposer des magistrats aux postes de président de chambres alors que les prérogatives de ce dernier, telles que fixées par l’article 26 du décret présidentiel n° 95-377 fixant le règlement intérieur de la Cour des comptes, se limitent à l’appui de la mission principale de la Cour, à savoir le contrôle ?
Comment le président de la Cour peut-il fermer les yeux lorsque son secrétaire général va jusqu’à proposer la nomination à la fonction du président de la 2e chambre qui est censé, conformément à l’ordonnance, contrôler sa gestion en tant qu’ordonnateur du budget de la Cour ? Ce n’est non pas seulement scandaleux mais immoral du point de vue éthique pour une institution qui devrait en donner l’exemple.
C’est pour toutes ces raisons que nous réitérons encore aujourd’hui notre souhait de changement au niveau de la Cour, à l’instar des changements qui s’opèrent actuellement au niveau des institutions stratégiques de notre République.
Enfin, le président de la Cour en fonction et son secrétaire général ont gravement nui à l’image de l’institution et à son fonctionnement. Ils ont failli sur tous les plans : la mise en œuvre des attributions juridictionnelles de la Cour ne cesse de régresser d’une année à l’autre. L’institution risque d’être anéantie si on ne procède pas, et sans délai, à la mise en place d’un plan ambitieux de redressement et de restructuration pour parer aux insuffisances entravant son fonctionnement normal.
(Suivra)
Propos recueillis par Kamel M.
Comment (14)