Appel pour la sauvegarde d’une culture orale menacée

Yennayer poésie tribale
Yennayer fêté à Beni Snous, dans l'extrême-ouest du pays. PPAgency

 

Par Abdelaziz Boucherit(*) – La poésie tribale avait les ailes, en dessins, inspirées par le génie des fleurs et respirait le parfum des airs, sortie du magma, de la senteur aiguë, des forêts en sueurs. L’effigie de l’emblème, avec les symboles de la joie, des pleurs et de la vie simple emplie de bonheur. En bois de chêne, fixée à l’entrée, en gardien du mauvais œil, drapée de velours et ornée par les couleurs vives du rouge, du vert et du blanc. Ainsi, jadis, fut illustré le décor des tribus, loué et chanté, par les fables et les contes, l’éden de l’idéal des gens heureux. Ils marquèrent l’efficiente appétence du goût de la création et les mystérieux chemins raccourcis de l’audace, des verbes impénitents qui pérennisent le caractère humble et rebelle d’une nation. Même, les temps maudits par la force et l’épaisseur de la violence, avec l’épée de Damoclès sur la tête, n’eurent jamais eu raison pour faire renoncer à la poésie antique amazighe de chérir la liberté.

Le temps, qui file, sans raison, cynique, imprudent, d’un destin incertain, ignorant le beau et la laideur, engouffre la rationalité de l’espace populaire, cette vertu millénaire, tannée par la chaleur du soleil, du froid et la fureur du vent des montagnes.

Les images fanées des métaphores, avec des mots édulcorés, appartenant à une époque glorieuse, désormais, sans passé, ni avenir, souillées, ébranlées et trahies par le ronronnement sourd et régulier de la fatalité, se laissent moisir dans les ruines de l’antichambre de la mort.

Les mots d’une poésie, égrenés de la saveur sucrée de leurs sens, dépérissent dans le dédain morbide d’une pensée rendue erratique et perturbée dans son quotidien naturel. Les poésies et les contes qui eurent apporté l’enchantement et le bien-être à un peuple heureux sont, dès lors, en déliquescence dans un état mortifère avancé. Toute une littérature, issue du génie de l’oralité, fut fissurée, écorchée, dénigrée, voire effacée, se trouve sciemment écartée des manuels scolaires. Des pans entiers reposent, désormais, dans les cimetières de l’oubli.

Il fut difficile de parcourir, inlassablement, la mort dans l’âme et la foi chevillée au corps, les tribus décimées par la pesanteur du temps. Ces d’chor (villages) désolées par le silence de l’éternité qui menace d’enterrer dans la poussière des siècles, chaque jour un peu plus, les vestiges de leur culture ancestrale, dont le faste sensuel et lubrique eut été un vecteur de savoir répandu au-delà de nos mers. Une culture entravée, défigurée et écrabouillée par les ruses d’un ennemi insidieux qui avance insouciant, à visage masqué, dénigre et gangrène, sournoisement, le modèle de pensée amazighe pour mieux imposer le vide creusé par l’entêtement néfaste du temps. Un malaise corrupteur, induit d’un vice dangereux qui se cache derrière le vernis trompeur de la vertu. Une triste réalité : le monde ancien berbère, avec ses teintes de couleurs éclatantes tissées en broderie dans la soie, se perçoit, indéniablement, comme une logique incongrue, barbare et impie du passé, sous le regard passif et compatissant de ses propres enfants. L’indifférence généralisée, nourrie par une inconscience latente, perceptible, ne favorise pas l’éveil pour la sauvegarde du socle de notre riche et fertile patrimoine amazigh, délaissé dans une friche inculte. Nous assistons à une civilisation nord-africaine qui se disloque inexorablement, devant nos yeux, par la puissance des obstacles imposés, durablement, à l’avènement de la modernité.

Nous avons été, souvent, face à des résistances injustifiées, parfois, à des réactions résolument hostiles pour obstruer nos démarches et nous rendre la tâche difficile, pour mener à son terme notre conquête de sauvegarde, ou de ce qui peut l’être encore. Un patrimoine, douloureusement, mis en péril par la médiocrité abondante et de l’absence de l’excellence dans un environnement pesant. Nous passâmes, discrètement, notre temps, à nous investir sur le terrain, pour collecter, questionner, déterrer, dépoussiérer, plâtrer et soigner les séquelles du mal, ces plaies béantes, qui rangeaient les petites fables oubliées, défigurées, incomplètes et parfois dénaturées.

La propagande tous azimuts, dans les médias et les supports de communication, fait ravage à tous les niveaux, sans qu’on trouve les raisons pour s’offusquer de l’excès de zèle. Et sans que cela ait pu être démenti un instant par un pouvoir infesté par le mal de l’indolence et de l’incompétence. Le formatage des esprits par une idéologie hostile s’oppose à l’éclosion de l’art, aux jeux artistiques, cinématographiques et théâtraux. En somme, et pour faire court, l’épanouissement intellectuel n’est pas la préoccupation principale d’un peuple troublé par un anachronisme souillé par la confusion des coups d’une rupture forcée. Une rupture trouvant sa puissance dans les recettes des réflexes indus du charlatanisme.

A ce rythme, dans un avenir proche, l’Algérie se hisserait, sans encombre, au statut de pays le plus menacé, dans l’échiquier nord-africain, par une pensée obscurantiste généralisée. La médiocrité envahit tous les espaces de la société. Le patrimoine amazigh, orphelin, sans aucune défense, livré à lui-même, face à des ennemis en position de force, qui sont résolus à le mettre à genoux pour mieux l’achever. Eradiquer est le maître mot des puristes de la nouvelle société uniforme, un terme évocateur du génocide de la pensée, déjà vu, autre part. Il fut prôné, haut et fort, sans aucune gêne et sans cacher ses intentions macabres. L’amazighité est, désormais, un sentiment obsolète, aux yeux de la majorité, rejetée, accablée, méprisée par des boniments sinistres, savamment ciblés et orchestrés par des attaques virulentes et sans merci. Notre amazighité est forgée dans la quintessence de la tolérance, de la liberté de penser et d’entreprendre. Elle s’oppose à la médiocrité de l’esprit rétrograde et adhère, sans se défaire de ses convictions profondes sur la liberté, sur la culture du respect et l’accoutumance du vivre-ensemble. Elle est devenue, hélas, étrangère sur sa propre terre. C’est un fait réel senti par les jeunes comme apostat et maléfique au détriment des cultures importées d’ailleurs, avec des vertus contestables de l’élévation spirituelle et intellectuelle de la nature humaine.

«C’est, peut-être, déjà trop tard. Mais rien ne peut se défaire, complètement, tant qu’un peuple solidaire et uni continue de lutter, avec abnégation, pour relever les défis de sa survie. Soyons optimistes, Dans les moments de découragement, disons-le simplement, cela paraît toujours impossible d’y arriver, jusqu’à ce que ce soit fait, on se rendra compte, effectivement, du chemin parcouru», disons-nous sans cesse, pour les incrédules, dans ces moments de doute. Chacun doit apporter alors, sa petite pierre à l’édification d’une Algérie, véritablement, moderne. Elle est, sérieusement, menacée par l’obscurantisme permanent importé des contrées les plus reculées de la planète. Chacun des enfants soucieux de l’avenir harmonieux de son pays peut contribuer intellectuellement, physiquement ou en se solidarisant par la pensée. Mettre en avant comme objectif la réintégration des règles authentiques au sein de la société algérienne n’est pas une aubaine aisée. Ce sont des faits et ressentis dictés et observés, hélas, à partir de l’expérience vécue sur le terrain.

La petite pierre apportée, par nous-même, à l’édifice, dans un contexte délicat, se traduit par des investigations courageuses, en parcourant les chemins escarpés. Pour aller à la rencontre des vivants, pour se faire conter, de ce qui reste encore des poésies, dans les mémoires défaillantes et usées par le poids de l’âge. Des poésies, souvent, en souffrance, parfois en lambeaux, éclatées en mille morceaux, dissoutes de leurs substances. Une démarche, pourtant, salvatrice en s’opposant, vaillamment, à la vindicte haineuse de ceux qui veulent les voir disparaître à jamais de la mémoire commune.

Notre engagement résolument mené par des actions souples et énergiques trouve ses limites dans l’interprétation des tabous d’une société fermée sur elle-même. Avec l’angoisse au ventre, nos actions se poursuivaient, même si les résultats étaient, parfois, infimes. La recherche continue, vaille que vaille, pour relever les reflets et les éclats des fables en poésie, savamment tissées par les âmes attachées aux sentiments issus du génie de la terre. Ce fut comme un appel au secours adressé, désespérément, à la nostalgie, d’une génération finissante, pour ressusciter des cendres de la magie des rêves des soirées autour du feu du kanoun. Où, le récit par la voix mielleuse des grands-mères coulait à flot, et qui entraînait l’imagination, heureuse des enfants, dans le feu des histoires rocambolesques étoffées par le spectre sombre opaque de la nuit.

Ce recueil de poésie est une œuvre avec beaucoup de mérite. L’auteur s’inspire des fables et des contes qui émanent d’une culture millénaire, que le courage des femmes a permis la création et a su préserver la mémoire. L’auteur, non seulement a réussi à extirper, à temps, de l’abîme quelques fables, mais il a réussi aussi à les mettre en forme en insistant, avec d’avantage d’efforts, pour extraire les fruits de leurs portées morales. Il dévoila avec talent, en mettant à jour, les vertus civilisatrices et les richesses philosophiques qui en découlent de ces petites pépites, enrobées par la pensée avancée des Amazighs. L’auteur a permis, aussi, de faire la lumière sur la grandeur de la civilisation berbère, sur tout le pourtour méditerranéen. En faisant briller et en polissant de la torpeur du temps d’une époque lointaine les preuves de la puissance intellectuelle, d’un peuple désormais, vaincu. Un travail d’archéologue solitaire, passionné par la grandeur des civilisations perdues.

La fable de l’abeille et le bourdon est un chef-d’œuvre sur les valeurs de tolérance et du raffinement de l’esprit précoce des femmes amazighes sur les problèmes sociétaux relatifs au statut des femmes libres. Une liberté digne de l’actualité récente, après tant de siècles d’attente, pour l’octroi à la femme occidentale de vivre pleinement sa féminité. On trouve des poésies sur des thèmes variés : les vices de la nature humaine, les trahisons, les fourberies et les joies, les lacunes de la tristesse, la force du chagrin et de l’injustice. La valeur du travail était un concept loué comme une vérité intrinsèque de la personnalité de «l’homme libre». La fable du corbeau, roi des animaux, nous renseigne, indéniablement, sur les critiques des conduites légères de la société d’antan. L’indolence et les prétentions douteuses dénoncées avec l’art de la dérision prêtée au génie de l’homme nord-africain.

L’acharnement au travail de la fourmi, soutenu par la solidarité de l’ensemble, illustre bien les règles de vie, de courage dans l’action, de révoltes contre l’injustice et des liens qui soudent une tribu. On trouve, déjà, la maîtrise des concepts, à travers un langage moderne, sur l’amour et l’amitié, sur la trahison, sur l’audace et les relations avec le labeur quotidien du paysan. On nous rapporte l’histoire lointaine du conte accolé à la fête de Yennar (Yennayer) avec toute sa symbolique : la chèvre, figure de proue de la pauvreté. Seule ressource possible, en lait, pour le paysan. La seule richesse en dehors de l’âne. Une chèvre rebelle difficilement maîtrisable qui traduit le fragile équilibre de vie du paysan en se confrontant avec dépit à un Yennar rancunier et purificateur de la terre nourricière. Une histoire décousue d’abord, et méconnue ensuite. Elle célèbre la fête, des beaux jours de l’opulence qui, un moment, eut perdu de ses couleurs et de son engouement. Et que l’acharnement d’un travail continu eut redoré le blason des fables en les figeant, dans le temps, par écrit pour leur donner une visibilité, désormais, éternelle.

Le recueil fut complété par des vieilles chansons ressassées par les femmes sur le mariage, le courage du paysan, le machisme des hommes et beaucoup d’autres moralités critiques. Des critiques qui nous instruisent sur l’avance de l’esprit libre et téméraire, de la femme berbère d’El-Milia, de Azzefoun, de Dellys et de toute l’Afrique du Nord.

Beaucoup de commentateurs eurent la même réaction critique, à la lecture des fables :

«Un clin d’œil judicieux aux fables de La Fontaine», disaient-ils en chœur. Auquel nous avons répondu avec le sérieux des hommes convaincus par la primauté de la civilisation berbère oubliée : «Pourquoi pas, un clin d’œil d’une inspiration judicieuse de La Fontaine sur le modèle des fables et des contes berbères, à une époque antérieure au faste de l’Occident.» Un juste retour à la réalité des choses.

Faire un don de ce recueil à ses enfants, c’est, assurément, contribuer à transmettre, indubitablement, les prémices d’un héritage culturel, d’une génération à une autre. Et encourager, les démarches courageuses, de ceux qui rendent visite aux cimetières pour écouter les murmures de nos morts, pour ressusciter la culture amazighe. Apprendre à perpétuer, les poésies édificatrices et pionnières qui forgent notre personnalité dans la mémoire des générations futures devient le combat de tous les jours pour ne pas sombrer dans les dédales sinueux, sombres et opaques de l’anonymat.

A. B.

(*) Auteur de Fables et Contes berbères en poésie, diplômé de l’université technologique de Compiègne, ingénieur à Thalès, retraité depuis2017, il vit à Paris.

Commentaires

    Anonyme
    2 août 2020 - 6 h 27 min

    Quand on promeut l arabisme bien étranger à ce pays c est normal que l héritage se perd.

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