Interview – Le mystère demeure sur le meurtre de Mattei après sa visite à Alger
Sabrina Pisu est une journaliste et chercheuse très renommée en Italie, et ses enquêtes, tout comme ses livres, ont toujours voulu voir et approfondir des thèmes et des questions sensibles, si bien que même ceux qui ne partagent pas ses thèses lui reconnaissent le mérite d’avoir toujours voulu vulgariser la recherche sur tant de dossiers, à commencer par l’affaire Mattei, et d’avoir permis à son sujet l’ouverture d’un débat entre historiens et chercheurs, à soixante ans des faits contestés.
Et c’est à ce titre que contactée par Algeriepatriotique, elle a bien voulu répondre à nos questions, en précisant qu’elle serait honorée de visiter l’Algérie et de discuter de son livre dans un pays qui n’a eu de cesse d’honorer la mémoire d’Enrico Mattei et de rendre hommage à cet ami de la première heure.
Algeriepatriotique : Le 6 juillet 1962, le maire de Florence, Giorgio La Pira, et Enrico Mattei étaient reçus à Alger, avec tous les honneurs par le premier président, Ahmed Ben Bella, qui les présenta comme d’authentiques compagnons de libération pour le rôle qu’ils ont joué dans le soutien de la lutte du peuple algérien. Rejetez-vous dans votre livre la piste de l’OAS qui se serait vengée du soutien de Mattei à la Révolution nationale ?
Sabrina Pisu : Il n’y a pas beaucoup d’éléments de preuve à l’appui de cette thèse, à savoir un rôle central de l’OAS. Il est, certes, vrai que l’organisation insurrectionnelle des extrémistes militaires français qui, de 1960 à 1961, s’opposa à l’indépendance de l’Algérie de la France par le terrorisme, avait menacé maintes fois le président d’Eni.
Certes, il y eut un fort ressentiment et une nécessité d’arrêter et de punir Enrico Mattei pour ses activités pétrolières antifrançaises à l’Est, en Afrique et pour sa politique de soutien aux revendications d’indépendance des pays d’Afrique du Nord, à commencer par celles de votre pays.
Ce mobile a cependant été exclu par certains témoins clés tels que Marcello Colitti, qui était un dirigeant d’Eni : les menaces de l’OAS perdaient de leur importance au fur et à mesure que la tragédie algérienne prenait fin et que les problèmes, pétroliers et autres, prenaient de plus en plus d’importance.
D’ailleurs, Mario Pirani, qui fut recruté par Eni en 1961 avec pour mission de gérer les relations entre Mattei et le Gouvernement provisoire de la République algérienne, a déclaré au procureur Calia qu’il s’était lui-même entretenu avec Claude Cheysson, ambassadeur (et futur ministre des Affaires étrangères de Mitterrand) qui a représenté les intérêts pétroliers français en Algérie après l’indépendance. Cheysson avait personnellement obtenu de De Gaulle l’autorisation d’un accord avec Eni pour une collaboration permanente entre nous, Elf et les Algériens, à la fois pour opérer en Algérie et ailleurs.
Enrico Mattei avait fortement irrité le cartel des «Sept Sœurs» dès 1955 avec le discours d’Abadan, en Iran, alors pourquoi attendre 1962 pour l’éliminer ?
La responsabilité des Sept Sœurs dans l’élimination du président d’Eni n’a pas été établie devant le tribunal, bien qu’elle continue d’être souvent mentionnée comme étant à l’origine de l’attentat. La piste a également été exclue par ceux qui connaissaient de près les relations entre Mattei, les compagnies pétrolières du cartel et les Etats-Unis.
Pensez-vous que l’ordre soit parti de la branche américaine de Cosa Nostra, parce qu’avec ses choix politiques Mattei avait endommagé d’importants intérêts américains au Moyen-Orient ?
Le 29 avril 1994, le célèbre repenti Tommaso Buscetta déclarait à l’autorité judiciaire de Palerme qu’Enrico Mattei avait été le premier crime «excellent» de nature politique ordonné par la haute commission de Cosa Nostra, créée immédiatement après 1957.
La thèse qui veut que la mafia sicilienne ait agi de manière autonome est cependant restée sans autres preuves judiciaires car ce même Buscetta a rapporté des circonstances apprises de personnes qui n’étaient plus en vie, et donc non confirmables.
Il n’y a donc pas suffisamment de preuves pour pouvoir affirmer que le meurtre était l’œuvre de la mafia, qui aurait agi au nom des Sept Sœurs, pour freiner l’activité d’Eni et l’action devenue dangereuse de son numéro un.
Certains témoins considérés comme fiables ont également déclaré au procureur Vincenzo Calia que lorsque Mattei a été tué, les raisons du conflit entre Eni et les Sept Sœurs avaient été pratiquement solutionnées. Kennedy et son administration avaient instauré des relations avec Eni. Cela a été confirmé par les proches collaborateurs de Mattei, tels que Mario Pirani et Giuseppe Restelli, ce dernier était le chef de cabinet d’Eni jusqu’en 1965. Vincenzo Cazzaniga, président de la filiale italienne d’Esso, a également confirmé qu’un accord était en train d’être conclu entre les compagnies pétrolières et Eni. Cependant, il est possible que Cosa Nostra en Sicile ait fourni un «soutien logistique» générique au sabotage de l’avion de Mattei.
Votre livre insiste beaucoup sur une pièce importante de votre thèse, en l’occurrence le témoin clé qui, après une première version, s’est rétracté en adhérant à la thèse de l’accident…
Mario Ronchi a été le principal témoin oculaire. Le soir même de la tragédie, il a déclaré aux journalistes accourus sur place – de la Rai, du Corriere della Sera et d’autres journaux – qu’il avait vu le «ciel rouge, qui brûlait comme un grand feu de joie et les flammes qui s’éteignaient tout autour». Il a dit avoir compris que c’était un avion qui «avait pris feu et que ses débris tombaient dans les champs jouxtant son habitation».
Ronchi, cependant, changea étrangement de version le lendemain, le juge Calia découvrit également que la partie centrale de l’interview qu’il avait donnée à la Rai avait été privée d’audio au moment où il parlait de «la boule de feu dans le ciel». Au cours des enquêtes, il est apparu que cet agriculteur avait reçu une série d’avantages de Snam, une société du groupe Eni, dont Eugenio Cefis était président, sans aucune justification apparente : de l’ouverture d’une route d’accès à sa ferme, à l’emploi générique, mais rémunéré, en tant que chargé de la sécurité du mausolée de Bascapè édifié en la mémoire de Mattei ; sa fille fut employée par une entreprise, le Pro.De SPA, liée à Adolfo Cefis, frère d’Eugenio Cefis.
Ce dernier a été le successeur de Mattei où il a, d’emblée, pris la décision de mettre fin à l’action courageuse et ambitieuse du fondateur et ce, en rétablissant les relations avec les oligarchies pétrolières.
Eugenio Cefis est aussi parmi les fondateurs de la loge P2 (selon un document non publié, contenu dans le livre) et sans doute l’homme qui a le plus profité de l’élimination de Mattei.
Vous écrivez que la presse n’a jamais voulu enquêter sérieusement, acceptant sans contester la thèse de l’accident. Y avait-il des directives venant d’en haut ?
Le président d’Eni n’est pas mort dans un accident, comme certains le prétendent encore aujourd’hui, mais il a été victime d’un attentat ; une vérité que l’on tente de cacher depuis plus de cinquante ans, et encore aujourd’hui, avec des omissions, des falsifications, des mensonges et divers dépistages.
Il nous était clair, le juge Calia et moi, que des pouvoirs politiques et économiques qui, de toute évidence, ne voulaient pas faire apparaître la vérité, veillaient à ce qu’une chape épaisse puisse étouffer toute lueur infime de lumière autour de cette affaire. Tullio De Mauro, linguiste bien connu et frère de Mauro De Mauro, un journaliste de Palerme, décédé alors qu’il s’occupait de la mort de Mattei, avait mis en garde en juin 2011 le Corriere della Sera qui avait qualifié la mort de Mattei de «tragique accident», en disant que c’est une formule pieuse que de parler d’accident alors que tout porte à croire que c’était un «meurtre délibéré», en insistant «ce devrait être la bonne définition».
A cet effet, la presse italienne de l’époque activa des plumes célèbres (et même insoupçonnables), dont je parle dans le livre, pour empêcher une vérité différente de la version officielle d’émerger ou pour empêcher toute ombre qui aurait pu s’étendre sur les causes de la mort de Mattei et de faire la lumière sur les principaux contours de cette mort.
Par ailleurs, et malgré les conclusions judiciaires, même Eni continue de définir «mystérieuse» la tragique fin de son fondateur.
Après tant d’années, qu’est-ce qui empêche l’émergence d’une vérité consensuelle qui mette un point final à une affaire qui continue d’être entourée par tant de mystères ?
Enrico Mattei est mort dans un attentat, et cette vérité dérange encore de nos jours, à tel point que certains persistent à la nier. Les mystères sont beaucoup moins tenaces, comme certains veulent nous faire croire, comme vous pourrez le comprendre en lisant le livre que j’ai écrit avec le juge Calia, l’affaire Mattei, publié par l’éditeur Chiarelettere.
Aujourd’hui, on peut dire avec certitude que Mattei a été victime d’un attentat grâce à l’enquête menée, plus de trente ans plus tard, par le magistrat de Pavie, Vincenzo Calia. Une enquête monumentale, lancée en 1994 et conclue en 2003, plus de 5 000 pages, 614 témoins et 12 consultants techniques.
Une enquête rouverte après que le repenti de la mafia Gaetano Iannì eut déclaré avoir appris que Mattei avait été tué par une bombe placée dans son avion. La charge explosive, équivalente à une centaine de grammes de composé B, a été placée derrière le tableau de bord de l’avion, à une distance d’environ dix à quinze centimètres de la main gauche d’Enrico Mattei. Le procureur Calia a pu trouver, de manière fortuite, les preuves du meurtre de Mattei, sa conclusion nie ce qui a été établi par les deux enquêtes de 1962, celle ministérielle ordonnée par le ministre de la Défense de l’époque, Giulio Andreotti, et l’enquête du parquet de Pavie, qui avait conclu à l’unanimité, sans réellement faire les investigations nécessaires et sans omettre les preuves et les témoins, qu’il s’agissait d’un accident causé par une combinaison de plusieurs facteurs ou des «conditions météorologiques défavorables» et des «conditions psychophysiques du pilote à l’époque de l’accident.
Il faut rappeler qu’en plus de Mattei le pilote Irnerio Bertuzzi et le journaliste américain William Mc Hale ont également perdu la vie. Les enquêtes du procureur Calia, compte tenu du long temps qui s’est écoulé depuis les faits, n’ont, hélas, pas permis d’acquérir des éléments de nature à transformer les nombreux soupçons à charge du successeur de Mattei, Eugenio Cefis, en preuves ou indices. Pourtant, à la lecture des journaux, une vérité historique émerge : tous les éléments qui ont émergé nous disent que des hommes dans Eni même et dans les organes de sécurité de l’Etat italien de cette époque, avec des rôles de responsabilité, ont été impliqués dans la planification et la mise en œuvre de l’attentat.
Dès lors, un scénario de responsabilité italienne se dégage sans l’ombre d’un doute : Mattei était devenu dangereux pour la stabilité politique italienne en raison de son énorme pouvoir et, surtout, de sa capacité à échapper à tout contrôle. C’est lui qui dictait l’agenda politique et économique, il avait plus de pouvoir, à la fois sur le plan interne et international, que le Premier ministre. Et, surtout, il ne prenait d’ordres de personne.
Propos recueillis par Mourad Rouighi
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