Le Hirak n’est pas la désobéissance civile
Contribution de Ferid Racim Chikhi – L’écrit qui suit est une synthèse d’un essai sur l’évolution du champ politique algérien et des carences, des déficits et autres insuffisances institutionnelles, organisationnelles et fonctionnelles legs de la pensée unique de l’Algérie de 1962 à nos jours. Bien entendu, des parties positives existent. Elles font l’objet d’une autre réflexion. Il est donc question successivement d’une partie de la pensée politique que personne ne met de l’avant, du système de gouvernance jamais diagnostiqué, de la place des élites et de leurs éventuelles influences sur les défis de l’Algérie après le 12 juin.
Des legs de la pensée unique… et des errements des dirigeants
L’Algérie est à quelques semaines du renouvellement des Assemblées populaires tant nationales que locales forcées par le Hirak. Retenons que les chefs de file ont toujours été des représentants des partis politiques alors que bien des segments du système sont grippés et que ses limites et son obsolescence sont, elles aussi, consacrées.
Les nouveaux candidats, nous dit-on au nombre de 14 000, se veulent en majorité indépendants, mais le sont-ils vraiment ? Jeunes et surfant sur les réseaux sociaux mais sans en connaître les effets alors que des faiseurs d’opinion affiliés mettent de l’avant leur soi-disant maîtrise des technologies nouvelles. Mais est-ce vraiment le cas ? Il est dit qu’ils iraient vite en besogne alors que leur expérience du monde politique leur échappe totalement. Toujours en matière d’institutions élues, il est vrai qu’un nouveau découpage administratif a été ordonné pour la création de nouvelles wilayas, ce qui veut dire nouvelles municipalités. Subséquemment, une première question vient à l’esprit de ceux qui veulent avancer est celle de savoir ce qu’il en est du bilan de ces Assemblées élues. Bien entendu, personne n’en parle. Peut-être que le Président aura l’idée de le faire faire après le scrutin ? Cependant, suffit-il de libérer les précédents élus sans leur demander des comptes ? C’est là une autre question qui ne peut être éludée ou balayée du revers de la main malgré l’existence d’une Cour des comptes !
Rappelons-nous qu’avec l’apparition du Hirak face à un système, totalement accaparé et détourné, devenu dans l’esprit de certains «immuable», l’Algérie en ce début du XXIe siècle, tente de stabiliser son mode de gouvernance malgré les difficultés de gérer des dossiers majeurs en raison de l’inexistence de compétences et en dépit du fait que l’Exécutif tente de leur impulser une dynamique nouvelle. Pour accélérer les processus, il est fait recours durant cette transition à la tradition des ordonnances pour décider de l’avenir de quelques domaines d’activités. Mais encore une fois, rien ne se dit et ne se fait au sujet d’un éventuel diagnostic ou bilan des affaires de l’Etat et de ses institutions mettant de l’avant les grands segments des déficits, le tout complété par un plan de développement et de rattrapage ou une série de perspectives. Les paradigmes restent les mêmes et on veut avancer ? N’allons pas plus loin et laissons les problématiques multiformes se formaliser. Il en sera question ultérieurement.
En parallèle de ce qui est souligné ci-haut, un autre aspect à observer est celui des figures distinguées du champ politique. Le changement est loin d’être radical et des zones grises persistent. Celles qui ont tenté de se recycler durant le Hirak ont été rejetées. Elles se sont autoproclamées comme animatrices et chefs de file sans se mettre au goût du jour. Elles font face à un vrai mur d’opposition constitué d’une population âgée de moins de 30 ans et des acteurs officiels qui les qualifient de manipulés par des officines étrangères. Quant à la société civile, elle vit des restes de ses tentatives d’organisation sans tenir compte du patrimoine sociétal du pays. Alors, d’ores et déjà se pose une autre question : quels défis essentiels attendent l’Algérie après le 12 juin avec des élus inexpérimentés ?
Les mentalités sont formatées pour durer
Un autre facteur, et pas des moindres, est à considérer avec attention, c’est celui de la défiance des citoyens à l’endroit des dirigeants issus du sérail. Il s’agit d’un mal qui n’a pas encore trouvé le remède miracle, et les autorités ne trouvent pas mieux que de réprimer les manifestants du vendredi, en les bousculant et en les arrêtant sans ménagement. Alors, que les arrestations, les détentions, les jugements expéditifs peuvent se faire dans la transparence. Le Hirak est subitement qualifié de «désobéissance civile» et il faut l’arrêter avant le 12 juin. C’est là que l’on observe que les séquelles des régimes précédents sont encore vivaces au sein de bien des rouages de l’Etat et leurs origines ne sont pas à chercher seulement dans la corruption mais bien dans la lutte des clans qui met de l’avant le manque de discernement menant à l’injustice avec, en prime, l’impunité des auteurs.
Au lendemain d’octobre 1988, l’Algérie semblait être sortie définitivement du parti unique et de la pensée unique. Cependant, il est difficile de changer des mentalités de personnes qui se sont incrustées dans l’Etat depuis pendant plus de deux décennies. Celui-ci est exigeant et peut prendre deux à trois générations. L’évolution de l’Algérie a été opérée dans un modèle de pensée uniforme qui ne laisse aucune place à l’innovation et à la créativité. Et pour cause, cela passe par trois créneaux : le système éducatif, le système judiciaire et celui de communication institutionnelle.
Le premier s’est vu imposer, par des «têtes pensantes» de la pensée unique, un cursus éducatif porté aussi bien par une généralisation anarchique de l’utilisation de la langue arabe comme véhicule d’apprentissage alors que les gouvernants ne la maîtrisaient pas – rappelons-nous les difficultés qu’avaient des présidents, des ministres, des directeurs généraux à lire leurs discours en langue «nationale» –, le tout accompagné de la wahhabo-salafisation rampante des lieux du culte. En conséquence de quoi, l’école et la mosquée instrumentalisées, il ne restait plus que les médium lourds qui manient la langue de bois avec un savoir-faire persistant et significatif. Pendant ce temps, les nouveaux ont emprunté au modèle en question plus pour dénigrer que pour critiquer. De nos jours, tout est fait pour que le changement, qui est pourtant inéluctable, n’intervienne ni aujourd’hui ni demain.
La pensée politique, s’il en existe une, s’est redéployée et se décline globalement autour d’un axe principal qui met de l’avant d’un côté des dirigeants mégalomanes et leurs thuriféraires, égocentriques, arrogants et de l’autre côté leurs adversaires avec un fil à la patte et qui se disent hors système qui font dans la surenchère ; les deux ne se soucient point du devenir des citoyens. Pourtant, des patriotes se démènent depuis des décennies pour une Algérie démocratique mais leurs actions, leurs discours ne portent pas.
Un système de gouvernance jamais diagnostiqué
Il y a eu par le passé des assises des assemblées élues, des commis de l’Etat (réunion des walis, etc.) et des domaines d’activités avec la gestion socialiste des entreprises… Même le fameux Cnes qui donnait un semblant de bilan et de perspectives. Tout cela a disparu sans mot dire.
Revenons au système. Selon presque toutes les définitions académiques, un système est un ensemble d’éléments inter-reliés ou un ensemble de procédés, de pratiques organisées, destinés à assurer une fonction définie ou encore une tendance à penser et à agir, selon un assortiment de valeurs rigides et dogmatiques. Qu’a donc de particulier et de spécial celui de l’Algérie ? Des hypothèses montrent qu’il défie le temps. Il est indéchiffrable pour les profanes. Il est hégémonique et immuable depuis l’indépendance de l’Algérie, il est qualifié de constante… Si nécessaire, des parties de ses rouages sont recyclables et réutilisables.
Dans bien des pays, un système de gouvernance, qui voit quelques-uns de ses sous-ensembles freinés, immobiles ou rouillés, donc ne répondant plus aux attentes des citoyens, leur remplacement est automatique, ils «dégagent» comme le demande le sens commun. Mais pour cela, il aurait fallu que l’alternance fasse partie des accords constitutionnels, des procédures de l’organisation et du fonctionnement institutionnels. Ce qui n’est pas du tout le cas. Alors, les hommes du système, de crainte d’être éjectés, reproduisent les mêmes gestes et vont à l’encontre des aspirations du citoyen. Aujourd’hui, la situation est devenue tellement hermétique que les marges de manœuvre ne sont plus les mêmes. La preuve en est que face aux exigences du Hirak presque tous les objectifs ont été atteints depuis la déchéance de l’ancien Président aux arrestations de bien des corrupteurs et des corrompus.
Faut-il penser qu’une deuxième partie va se jouer pour influer sur les changements institutionnels ? La course contre la montre est bien lancée et les gouvernants ont pris de l’avance sur les manifestants. Toutefois, ce mouvement pacifique populaire est miné de l’intérieur par des activistes de groupes organisés qui tentent de s’en accaparer et de l’extérieur le pouvoir en place qui les déloge sans ménagement. Pourtant, la stratégie électorale a un effet stabilisateur sur l’ensemble. Tout porte à croire que si ce forcing est approprié, d’autres perspectives montrent qu’il ne mènera ni à un renouveau salutaire et encore moins au progrès.
Par ailleurs, les enjeux ne sont pas seulement domestiques. Leur dimension régionale est à prendre en compte. Certes, il y a du travail qui est fait par la diplomatie algérienne et les services complémentaires mais le miroir que reflète la politique intérieure est loin d’aider à plus de cohérence entre les deux côtés de l’image.
Où sont les élites ?
Il est souvent question d’intellectuels et d’élites mais «qui sont-ils ? Qui en fait partie ? Qui s’y retrouve ? Peuvent-ils se regrouper et dans quel but ?» Des questions qui, en Algérie, ne peuvent avoir de réponse en un claquement des doigts. Gestionnaires, chercheurs, philosophes politologues, professeurs d’universités, sociologues, etc. ne font pas entendre leurs paroles. Leurs idées et leurs pensées sont éculées et sans effets parce qu’ils sont loin du citoyen.
Le citoyen moyen exige des gouvernants de faire place nette au profit de jeunes formés aux méthodes modernes de gestion, engagés et déterminés à faire de l’Algérie un pays de libertés, ce qui permettrait aux élites non compromises et non corrompues de revenir pour aider, assister et conseiller les nouvelles promotions dans leurs réalisations pour un nouvel ordre algérien. L’écho semble avoir porté ses fruits puisque le chef du gouvernement a ordonné l’ouverture de la Fonction publique aux cadres des entreprises pour renforcer l’administration. Cet appel pose un problème de fonds en lien avec les centres de formation administrative et avec l’Ecole nationale d’administration. Par ailleurs, en temps normal, ce sont les cadres de la Fonction publique qui la quittent pour aider les entreprises, mais passons et donnons une bonne note à cette initiative, espérons que les bonnes sélections émergeront…
Mis à part cette idée, comment mobiliser les élites de l’Algérie nouvelle ? Il est évident que ce ne sont pas les quelques webinaires organisés par des sommités algériennes à partir de l’international et en coopération avec des enseignants de quelques universités que la mobilisation se fera. Certes, il s’agit d’un premier pas dans la bonne direction mais cela reste insuffisant.
Quelques-unes de ces rencontres sont bien menées mais dans la majorité des cas les égos, oui les égos, font perdre de temps et de vue les objectifs assignés, les processus suggérés et les synergies entre ceux qui sont encore en Algérie et ceux qui ont pris les chemins de l’exil. La distance entre le passé professionnel sans évaluation du capital expérience des uns et des autres pose problème. Les affiliés à quelques universités en Europe et ailleurs s’affichent comme des références incontournables mais leurs savoirs semblent être loin de la réalité managériale de l’Algérie. De leur côté, les élites locales ne sont pas faciles à faire émerger. Alors, pour le moment, ce type d’échanges ne sert que quelques-uns.
Quels défis attendent l’Algérie après le 12 juin ?
Donc, les facteurs et les leviers mis de l’avant sont quelques-uns sur lesquels les dirigeants devraient agir pour faire que les plaques tectoniques qui, jusqu’alors, étaient quelque peu équilibrées reprennent leur place et éviter que ce mouvement majeur se poursuive avec d’autres options. Les revendications de la majorité des citoyens sont légitimes et elles subsisteront tant qu’elles n’ont pas été contentées. De nouvelles têtes doivent prendre en main les rênes du pays, et l’un des critères essentiels est qu’elles n’aient rien eu à faire avec les proches du régime précédent.
Pour conclure, ce que vit l’Algérie est une autre opportunité qui fait la démonstration que le citoyen, même s’il n’est pas organisé dans les associations civiles et/ou les organisations politiques, est capable de se mettre debout pour faire face au risque multiforme et aux incertitudes qu’il apprécie comme étant les plus dévastateurs pour la cohésion et l’unité nationales. Le Hirak a sans conteste des effets positifs sur les différentes franges de la population ; en revanche, ce ne sont pas les appels à l’ingérence étrangère qui offriront les solutions idoines aux problématiques qu’ils soulèvent. En fin de compte, ne dit-on pas que le linge sale se lave en famille !?
F.-R. C.
Analyste senior au Groupe d’études et de réflexion Méditerranée Amérique du Nord (German)
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