Ne pas jeter l’opprobre sur une région
Contribution de Mourad Benachenhou – «Le crime collectif est ce phénomène étrange et complexe d’une foule qui commet un crime, entraînée qu’elle est par la parole d’un démagogue ou exaspérée par un fait qui est, ou qui lui semble être, une injustice ou une insulte envers elle. J’ai préféré l’appeler simplement crime de la foule parce que, selon moi, il y a deux formes de crimes collectifs, et il est nécessaire de les bien distinguer : il y a le crime par tendance connaturelle de la collectivité, dans lequel entre le brigandage, la camorra, la maffia ; et il y a le crime par passion de la collectivité, représenté parfaitement par les crimes que commet une foule. Le premier est toujours prémédité, le second, jamais.» (In La Foule criminelle, essai de psychologie criminelle, Scipio Sighele, 1868-1913, Félix Alcan Editeurs, Paris, 1901, p. 38.)
Lorsque les épreuves s’abattent les unes après les autres sur un peuple et que leurs conséquences dévastatrices s’accumulent, il devient difficile de distinguer celles qui ressortissent du pur hasard, d’un concours de circonstances exceptionnelles, bien localisées dans l’espace et dans le temps, de celles qui révèlent la mal gouvernance et un malaise sociétal profond dont la manifestation violente n’attendait qu’un évènement déclencheur.
Il faut, dans cet état de choses qui interpelle toute une nation, savoir garder son sang-froid et éviter de tirer des conclusions hâtives, dictées, non par la raison, mais par la passion que ces évènements dramatiques suscitent, sans doute à juste titre.
Rejeter les conclusions hâtives et préjugées face à une situation complexe
L’accumulation des frustrations que cause un sentiment généralisé d’impuissance face à une situation complexe, qui défie les analystes les plus fins et les plus compétents, pousse, devant l’addition des catastrophes causées tant par l’incurie humaine que par le simple effet des lois de la nature, à se contenter de raccourcis pour saisir une situation d’une extrême complexité dont tous les tenants et les aboutissants sont loin d’être perceptibles.
Il faut souligner que, souvent, par simple opportunisme politique, ou par paresse intellectuelle, on se contente de répéter des analyses toutes faites et d’exprimer des préjugés superficiels, ou de plaquer sur les évènements dramatiques, une grille d’élucidation qui ne fait qu’obscurcir la compréhension de la réalité tragique vécue et donc, au lieu d’y apporter les remèdes qui évitent sa répétition et de la dépasser, on se trouve, inconsciemment ou pas, à aider les pyromanes politiques qui tentent de provoquer une rupture, transformant un simple fait divers, dramatique, certes, en évènement historique, si ce n’est en tournant dans la destinée de la nation.
Eviter la stratégie de fuite devant les réalités par la relativisation des drames
Il ne s’agit pas de ressortir à l’argument qui consiste à relativiser l’ampleur d’une catastrophe naturelle ou autre, en citant des évènements similaires qui ont eu lieu dans d’autres parties de la planète Terre, mais seulement de faire remarquer ce que les médias de toute dimension rapportent journellement : les incendies de forêts , en saison de grande chaleur, et les températures de cet été ont été particulièrement élevées à travers le monde, provoquant des départs de feu dévastateurs, qui n’ont épargné aucun pays, quelles qu’aient été ses capacités scientifiques et matérielles de faire face à ce type de situation. Partout, devant l’ampleur de ces incendies, les autorités, dotées même de moyens puissants, se sont trouvées dépassées et incapables de circonvenir les pertes tant humaines que matérielles que cause le feu.
Donc, rien qui sorte de l’ordinaire dans les incendies de forêts sur le territoire national. Bien sûr, tout comme dans d’autres pays, certains de ces incendies ont été provoqués par des mains criminelles, par des esprits dérangés ou motivés par des intentions hostiles à leurs compatriotes.
Là aussi, on ne sort pas des normes humaines car, hélas, comme l’ont fait remarquer des sociologues de renom, la criminalité est un fait social dont aucune collectivité humaine, si policée soit-elle, n’a pu se débarrasser totalement, et le crime est souvent dicté par les circonstances.
Ne pas minimiser la gravité du crime et demeurer objectif
Il faut garder un minimum d’objectivité devant ce type de catastrophes et ne pas se laisser entraîner, ne serait-ce que par honnêteté intellectuelle, à en profiter pour «verser de l’huile sur le feu», d’une situation déjà suffisamment difficile, d’autant plus que la solution du pire peut entraîner les pires des situations.
Il faut, tout de même, souligner qu’il ne s’agit pas ici de minimiser ou de justifier les failles visibles qui ont caractérisé la riposte aux incendies ou de minimiser la gravité du crime de pyromanie, quelles que soient ses motivations ou sa signification sociale. Il ne saurait nullement être question de tenter de réduire à un simple fait divers banal, proche de l’accident de voiture, le lynchage par une foule criminelle d’un citoyen, soupçonné sans le moindre indice de preuve concrète, d’avoir délibérément provoqué un incendie, «suspect» arraché des mains des services de sécurité qui accomplissaient leur mission de protection de la population, de maintien de la paix et d’auxiliaires de la justice, qui, elle, a le dernier mot dans la détermination du crime et de sa sanction.
Djamel Bensmaïl n’a pas bénéficié de la présomption d’innocence
On a souvent fait référence, dans les commentaires des médias, au principe fondamental de tout système judiciaire moderne, c’est-à-dire le principe de la présomption d’innocence. C’est, certes, un principe sacré et un droit imprescriptible dont jouit le criminel le plus endurci.
Aucun crime, si horrible soit-il, ne peut justifier que ce principe soit violé, et tout être humain, quel que soit le sentiment de répulsion que son crime peut provoquer chez les honnêtes gens, ne peut et ne doit subir le diktat d’une justice expéditive, se voir refuser le droit de se défendre devant une juridiction formellement établie, selon une procédure précise dont l’objectif ultime est de prouver soit l’innocence, soit la culpabilité, au-delà de tout doute, pour autant que la nature humaine puisse accéder à la vérité.
Or, et il faut le rappeler, Djamel Bensmaïl, la victime du lynchage, qui était déjà entre les mains des services de police, donc sur la voie officielle et légale de la détermination de son innocence ou de sa culpabilité, s’est vu refuser cette présomption d’innocence qu’on clame pour la bande de criminels qui l’a exécuté, par le feu, et sans autre forme de procès.
C’est faire preuve d’une grande mauvaise foi et d’un d’une cruelle iniquité que de tenter de réduire la gravité du lynchage, en mettant les projecteurs sur les droits de ces criminels qui, comme une meute de chiens enragés, ont arraché des mains de la police un homme qui, jusqu’à preuves judiciairement établies, n’avait rien fait d’autre que de se trouver là où son triste sort l’avait conduit.
Jusqu’à preuve du contraire, la liberté de circulation est un droit reconnu à tous les citoyens du pays, sauf cas exceptionnels dictés par les exigences de sécurité nationale ou de protection du citoyen.
Le fait que Djamel ait été à quelque cent kilomètres à vol d’oiseau de sa ville d’origine ne le transformait pas en suspect d’office. Se déplacer dans une région du pays qui n’était pas la sienne ne constituait tout de même pas une présomption indiscutable d’intentions criminelles ni, évidemment, une preuve irréfragable de volonté de nuire.
L’esprit de «minaret» et le «villagisme» ont des limites, et l’étranger à la tribu n’est pas automatiquement et naturellement un ennemi qu’il s’agit de mettre à mort dès qu’il apparaît à l’orée du village. Frapper de suspicion tout visage inconnu va au-delà de la criminalisation du «faciès» qu’on croyait jusqu’à présent un des défauts sociaux de pays situés plus au nord de l’Algérie.
Un acte criminel commis délibérément en situation de flagrant délit
Rien dans l’acte barbare de cette «foule criminelle» ne peut trouver de justification ou de motivations fondée sur des ressorts de rationalité ou de légitime droit à l’autodéfense et à la préservation de la sécurité des concitoyens de la région ou du village. De plus, tout ce drame ne s’est pas déroulé dans un coin isolé et éloigné de toute présence humaine, hormis les criminels et leur victime, mais non seulement au vu et au su de tout le monde, mais, plus grave encore, en présence de fonctionnaires représentant l’autorité judiciaire de l’Etat, des mains desquelles ce «présumé innocent» a été arraché.
Le défi tant à l’opinion publique qu’aux autorités établies lancé par cette foule de tueurs a été direct et sans masques, ni tentative de cacher leur identité ou leurs desseins. Y avait-il préméditation de leur part ? Rien n’est moins sûr. Ils ont certainement agi sous le coup d’une poussée de passion violente et incontrôlable.
Mais aucun de ces détails pouvant, rétroactivement, expliquer leur acte ne constitue une circonstance atténuante ou un argument que pourraient présenter leurs défenseurs pour obtenir l’allégement du poids de leur crime. Le fait est que la perpétuation de ce crime correspond de manière totale à la définition du flagrant délit, où le criminel effectue la commission de son acte devant un nombre de témoins, dont les forces de l’ordre, qu’il lui est quasiment impossible de se réclamer de la présomption d’innocence.
Le criminel qui choisit le flagrant délit ne peut se réclamer de la présomption d’innocence
En perpétrant son acte devant témoins, il a décidé, de sa propre volonté, et sans pouvoir clamer qu’il a agi sous la contrainte, d’accepter la totale responsabilité de son crime. Il ne peut décider de perpétrer son crime au vu et au su de tout un chacun, et en présence des – en dépit de leur résistance – forces de police et se réclamer d’un principe dont, par ses propres actes, il a refusé de se prévaloir. Il est exactement dans le cas, toutes autres choses étant différentes par ailleurs, du candidat au baccalauréat qui ouvre, devant les surveillants de la classe d’examen, son «pense-bête» de physique ou de mathématiques et le consulte pour résoudre les questions de l’épreuve.
Dès lors que le crime est délibérément, et en défi des autorités officielles, perpétré sans dissimulation, la présomption d’innocence disparaît totalement. La procédure judiciaire doit évidemment être suivie, mais les preuves du crime ne sont plus à chercher, car le criminel les a déjà livrées, et sans l’ombre d’un doute, aux témoins officiels ou autres de son crime.
Eviter la justice expéditive ou mettant en cause une collectivité partie de la nation
Toute la procédure tournera autour du respect des formes pour s’assurer de l’identité du criminel et garantir le déroulement des actes judiciaires permettant un jugement circonstancié équitable et public conduit par le système judiciaire officiel établi, et une sanction proportionnée aux actes commis. Le rôle social de la justice doit non seulement aboutir à sanctionner le coupable au nom du peuple, mais également à accomplir la mission essentielle de contribution à panser la blessure profonde causée par le crime dans l’esprit du citoyen moyen.
Il s’agit d’atteindre et de sanctionner, selon les formes prescrites par la loi, et exclusivement, les participants à ce crime, sans jeter l’opprobre ou le soupçon sur le reste de la collectivité où le crime a été perpétré. Il n’est pas question qu’à travers les poursuites judiciaires contre ces participants actifs et reconnus d’emblée de faire porter une once quelconque de responsabilité à ceux et celles qui n’y ont absolument pas participé, de quelque manière que ce soit.
Le procès ne doit toucher personne que ces individus et toute considération de mêler à travers, directement ou indirectement, explicitement ou implicitement, ceux et celles qui sont étrangers à cet acte barbare doit être non seulement bannie, mais combattue.
Ce crime ressortit du fait divers tragique, certes, et ne doit en aucun cas donner lieu à des considérations extrajudiciaires ou à une exploitation politique, quelles que soient les opinions tenues par les uns et les autres, et qui ne ressortissent pas directement des faits, circonstances et individus directement et sans l’ombre d’un doute mis en cause par les preuves indéniables accablant les auteurs de ce crime.
En conclusion
Comme l’a souligné le criminaliste italien Scipio Sighele, déjà cité en en-tête de cette contribution, dans son ouvrage sur les crimes de la foule, le jugement des affaires de crime collectif est toujours compliqué car «le problème de la responsabilité pénale est relativement simple lorsqu’une seule personne est auteur du crime. Il est plus compliqué lorsque plusieurs personnes prennent part à un même crime car on doit examiner la part qu’a chacune d’entre elles à l’action criminelle. Il devient enfin d’une solution très difficile lorsque les auteurs du crime ne sont ni plusieurs ni beaucoup, mais en nombre, en un mot, quand le crime est l’œuvre d’une foule.» (op. cit. p. 34).
Il ne s’agit pas de frapper collectivement et indistinctement tous les participants à ce crime horrible, mais prendre son temps pour examiner la contribution de chacun et chacune à sa commission, dans un esprit de pure justice, sans considération politique aucune. Car l’objectivité et le rejet des préjugés et des opinions toutes faites s’imposent tant aux juges qu’aux faiseurs d’opinion.
On ne le soulignera jamais trop : il faut viser les auteurs du crime et rejeter toute tentative de jeter l’opprobre sur l’entière population d’une région ou d’une bourgade.
Il faut à tout prix ne pas entrer dans le jeu des pêcheurs en eaux troubles, dont les desseins n’ont plus rien de secret d’Etat et qui tentent d’entretenir un climat de suspicion au détriment d’une région et de l’unité nationale.
Ce crime est un monstrueux fait divers, précis et circonstancié, et il doit être évalué et jugé comme tel, pas comme un acte suscité et justifié par des considérations autres que l’impulsion de la passion du moment qui, d’ailleurs, ne constitue, pas plus que l’état d’ébriété pour un chauffard, une circonstance atténuante.
Finalement, le flagrant délit est un choix personnel du criminel qu’il ne peut imputer ni à sa victime ni aux témoins de son crime. Il a décidé de ne pas se cacher pour la commission de son acte et, de ce fait, il reconnaît ab initio sa culpabilité, renonçant volontairement, personnellement et du même coup, à tout appel au principe sacro-saint de présomption d’innocence.
M. B.
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