Les limites de la loi face à la corruption
Nous avons appris avec une immense tristesse le décès de notre très cher ami Nouredine Benferhat des suites d’une longue maladie. Fervent soutien de la cause palestinienne, patriote jusqu’aux tripes et, surtout, homme de savoir, Nouredine Benferhat rêvait d’une Algérie fondée sur trois principes cardinaux : la culture, la culture et encore la culture… Ancien officier des services de renseignement dans les années 1970-80, il a mis très tôt fin à sa carrière, écœuré par les pratiques dans lesquelles il ne se reconnaissait pas. Il s’est alors investi dans la mise en valeur des œuvres d’art à Monaco. De retour en Algérie après un long exil forcé, il a pris sur lui d’ouvrir une maison d’édition, Marinoor, pour, pensait-il, lancer un large mouvement de réflexion dans le pays et encourager les Algériens à s’intéresser à la pensée éclairée pour annihiler le bigotisme et l’extrémisme religieux. En hommage à ce grand homme qui vient de nous quitter, nous republions une de ses innombrables pertinentes contributions, parue dans Algeriepatriotique en 2018, sur la corruption, un fléau qu’il a combattu tout au long de sa vie, par la dénonciation et la pédagogie.
Contribution de Nouredine Benferhat – La plupart des gens diraient qu’il suffit de voir la corruption pour l’identifier. Mais le débat sur la meilleure manière de définir le concept aux fins d’analyse doit prendre en charge tous les éléments pour lesquels la corruption se manifeste. L’objectif étant d’identifier l’abus d’une fonction pour l’obtention d’un avantage personnel, en s’intéressant aux processus qui donnent lieu aux différentes formes de corruption et plus particulièrement à celles que la pratique régalienne du pouvoir et les solidarités claniques ont fini par banaliser.
La crédibilité d’une démarche, se réclamant des valeurs de Novembre, doit procéder d’une éthique politique procédant de ces valeurs, c’est-à-dire une transparence des hommes de pouvoir et une dénonciation de ces processus, faute de quoi nous assisterons à une généralisation de la corruption. D’autant que ce phénomène est dû à l’affaiblissement de l’éthique publique, la délégitimation de l’Etat en tant qu’incarnation de l’intérêt général, la dilution des valeurs collectives par la recherche du profit et la défense d’intérêts égoïstes et privés. Bien qu’il n’existe aucun étalon de mesure qui permette d’apprécier l’étendue de la corruption dans notre pays, nous pouvons, à partir de sondages faits dans d’autres pays, essayer de classer son importance dans la vie publique. Dans des pays comme l’Italie, la France et le Japon, 80% des personnes interviewées sont convaincues que «tous les hommes politiques sont corrompus». Il est à noter que ces pays disposent d’institutions et de contre-pouvoirs dissuasifs, ce qui n’est pas encore le cas dans notre espace.
Les limites d’une loi
Pour illustration, nous pouvons citer la loi sur la déclaration du patrimoine des hommes politiques votée par le défunt CNT, laquelle, nous semblait-il, devait traduire la volonté du pouvoir d’assainir la vie publique et de mettre un terme à la permissivité ambiante. L’acharnement de l’establishment à réduire la portée de cette loi en excluant de son champ d’exercice la fortune du conjoint et des enfants est a priori suspect quand on connaît le fonctionnement de notre société et l’organisation de la famille.
La collusion de la classe politique pour dissimuler l’origine des fortunes de ceux qui sont censés représenter le peuple est d’une évidence qui laisse planer un doute légitime et accentue la défiance de la société à leur égard. D’autant que tous les hommes qui ont exercé un pouvoir, et ceci est à l’honneur de l’Algérie, sont issus de milieux n’ayant pas possédé de fortune. Très rares sont ceux qui ont épousé un ou plusieurs conjoints fortunés. Quant aux descendants, ils paraissent jeunes pour avoir constitué un patrimoine.
Ces indices éclairent sur les mœurs politiques aussi bien que le meilleur des sondages et démontrent les limites de la classe politique quant à sa réelle intention de livrer la lutte à la corruption. Si la corruption fait scandale, c’est qu’un pays sait distinguer la chose publique des affaires privées. Dans le cas contraire, c’est la descente aux enfers vers la désocialisation d’une population atteinte dans son affect.
La séparation formelle entre l’appareil de l’Etat et le reste de la société est la marque d’une démocratie. Le personnel politique, les fonctionnaires et les juges sont rémunérés et doivent opérer une nette distinction entre leurs ressources personnelles et les deniers de l’Etat.
La démocratie et le marché libre ne sont pas toujours un remède à la corruption, le passage d’un régime autoritaire à la démocratie n’entraînant pas nécessairement un recul de la concussion. Une nation qui se démocratise sans élaborer ni appliquer les lois relatives aux conflits d’intérêts, à l’enrichissement financier et à la corruption, risque de voir ses nouvelles institutions, encore fragiles, sapées par des aspirations à l’enrichissement personnel et soumises aux manœuvres de groupes maffieux, faisant le lit à une économie compradore.
Le clanisme, le clientélisme, le népotisme et la situation sécuritaire, qui ont longtemps prévalu dans notre pays, n’ont pas permis de dégager une culture éthique de la politique, proscrivant le discours creux et indigent du nationalisme tactique qui ne sait s’exprimer qu’en slogans.
Aux frais de la princesse !
Le Parlement nous surprendra-t-il un jour en élaborant des lois qui soient en phase avec la conscience d’un peuple en attente d’équité et de justice ? Des lois qui demandent des comptes aux détenteurs de fortunes inexpliquées dont l’impunité est un outrage aux classes laborieuses et aux hommes intègres. Des lois qui obligent à rapatrier les fortunes de l’étranger des résidents et nationaux et à appliquer sans complaisance les mesures fiscales à toutes les catégories de citoyens. Dans l’affirmative, nous comprendrons que l’intérêt du citoyen est pris en charge et qu’une déontologie de l’élu est en train de naître. Malheureusement, les échos qui parviennent sur le comportement de certains nouveaux responsables n’incitent guère à l’optimisme.
Logés aux frais du contribuable dans un palace de la capitale, certains semblent s’y être incrustés, insensibles à l’énormité des frais qu’ils imposent à l’Etat et faisant fi des promesses électorales. En la circonstance, complaisance de l’Etat envers ceux qui sont censés le représenter et produire par la rigueur et la probité de leurs actes, l’effet d’adhésion auprès du citoyen est quelque part incompréhensible et porte en lui les germes de la corruption.
La corruption, ce phénomène qui se généralise, peut-on le comprendre à partir d’une définition juridique et d’une approche sociologique ? La définition juridique a l’avantage de la sécurité et de la certitude : est corruption ce que le code pénal définit comme tel. Ou ce que les codes de déontologie professionnels interdisent. En fixant le permis et le défendu, la loi trace en principe des frontières claires qui permettent à l’homme public ou privé, au citoyen et au fonctionnaire, de déterminer, sans trop de doutes et d’hésitation, la ligne de conduite à tenir – à défaut d’éthique individuelle ou collective, la règle s’impose comme arbitre du choix – ou pour dire comme Albert Camus : «Quand on n’a pas de principes, il faut des règles.» Cette approche positive juridique soulève toutefois deux problèmes. Le premier strictement juridique, le second d’ordre éthique.
Sur le plan juridique d’abord, il est facile de constater les limites et les contraintes de cette approche. D’abord parce que notre système est malheureusement à deux vitesses : ceux qui mettent au-dessus des lois (les «intouchables»), faisant payer à leur place en cas d’accident de pauvres lampistes, puis les pratiques corrompues se cantonnent rarement dans le champ défini par les lois pénales. Autour de délit proprement dit se greffent d’autres délits connexes qui constituent un ensemble artificiellement segmenté par les qualifications juridiques.
Des délits tels que la concussion ou l’ingérence sont très souvent un élément de la corruption, sans être considérés comme tels. La fluidité et la complexité des pratiques ne peuvent se réduire au seul droit pénal. De même, la traditionnelle opposition entre le corrupteur et le corrompu, base de nombreuses procédures pénales, fouillis juridiques où toutes les interprétations ont libre cours, ne répond plus à l’image sur laquelle elle est fondée, celle d’un corrupteur tentant de persuader un homme public de violer les devoirs de sa charge en échange d’avantages personnels. La relation s’est inversée depuis fort longtemps (des postes et des fonctions contrôlant une grande partie de l’économie étaient confiés soit à la famille, soit à des fidèles) et date des années 1970.
Qui corrompt qui ?
L’offre de corruption provient de l’homme politique, de plus en plus. C’est l’argent public qui est en situation de corrupteur. Cette approche juridique, dont les défauts sont patents, tend à escamoter les principes et les valeurs éthiques qui sont à l’origine des dispositions répressives. La corruption n’est pas un délit banal assimilable à une violation du code de la route ou à une escroquerie. Elle constitue une violation des devoirs de la charge et une négation des valeurs qui sont censées créer un système politico-administratif démocratique fondé sur l’Etat de droit : la distinction des intérêts privés et publics, le traitement égal des citoyens, la transparence des transactions, le choix des hommes suivant des critères de compétence, etc.
La stricte définition pénale de la corruption risque de nous faire perdre de vue le fondement et la raison d’être de ces dispositifs répressifs et de servir d’alibi à des dépassements. L’illustration d’une telle dérive est l’attitude de certains partis. L’un se fait octroyer généreusement des moyens, le chef d’un autre tient en compagnie d’un homme d’«affaires» une conférence de presse dans un palace parisien, telles des vedettes en manque de médiatisation. La façon ainsi que la manière cachent des intentions malsaines, en même temps qu’elles sont une offense à un peuple meurtri, et contredisent la morale religieuse dont ils se réclament. Enfin, un autre se tait sur le comportement d’un des siens qui se prévaut d’une double appartenance, oubliant qu’en tant qu’élu et par respect pour l’auguste Assemblée dont il fait partie, il est tenu à l’extérieur du pays à un devoir de réserve.
Il paraît aller de soi que la double nationalité est un gain et un avantage pour nos concitoyens ; cependant, quand on choisit de siéger dans une assemblée souveraine, la règle exige que l’on abjure l’autre citoyenneté. Ainsi, la dimension éthique est escamotée, et la définition juridique ne donne qu’une version partielle, sinon partisane, édulcorée et, parfois, erronée de la nature du problème.
L’approche sociologique peut aider également à comprendre et à mesurer l’impact du phénomène dans la population. Quelle est l’attitude de la société à l’égard de la corruption ? Dans sa majorité, elle est scandalisée par les pratiques de certains responsables qui ont usé de leur fonction pour s’enrichir et piller le patrimoine national, exaspérée par les complicités tacites et la lâcheté qui ont conduit par une rhétorique moralisante à couvrir l’inavouable et l’immoral.
L’absence de réaction de la classe politique, et du FLN en particulier, quand la corruption a été systématisée et planifiée pendant la décennie noire (les années 1980) et actuellement le peu d’empressement à appliquer le programme présidentiel en matière d’assainissement des mœurs politiques ancrent dans l’esprit de la population la conviction qu’il existe un lien entre pouvoir et corruption. Elle attend des hommes politiques qu’ils se conforment par leurs actes aux valeurs de Novembre.
N. B.
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