Blackout en Algérie sur la réunion de la commission mémorielle à Constantine
Par Kamel M. – En France, tout le monde en parle. En Algérie, c’est le blackout total. Benjamin Stora et une équipe d’historiens français ont débarqué à Constantine, mercredi dernier, pour y rencontrer leurs homologues algériens chargés de «réécrire» l’histoire commune. Pourquoi ce silence côté algérien ? Les autorités veulent-elles éviter que les travaux de cette commission mémorielle mise en place par Tebboune et Macron soient chahutés ou parasités dans ce contexte marqué par une divergence totale entre Alger et Paris sur la situation au Proche-Orient et sur bon nombre d’autres dossiers ?
«La commission mixte d’historiens algériens et français sur la période coloniale et de la Guerre d’indépendance a tenu mercredi, à Constantine, dans l’est algérien, sa première réunion en présentiel, après une première rencontre par visioconférence en avril dernier», indiquent les journaux français, qui ont été nombreux à répercuter cette information, contrairement aux médias nationaux qui semblent n’y avoir accordé aucune importance. C’est que la volonté affichée par les présidents algérien et français de mettre en place cette instance académique pour réécrire l’histoire et, espèrent-ils, solder symboliquement le lourd contentieux qui divise, à ce jour, l’Algérie et la France, près de soixante ans après l’Indépendance, se heurte à une farouche opposition de part et d’autre de la Méditerranée.
En Algérie, les déclarations d’Emmanuel Macon, qui réitère sans cesse sa position consistant en un refus catégorique de présenter des excuses et de faire acte de repentance à l’égard de l’ancienne colonie, annihile de fait le rapport de Benjamin Stora sur la question. En France, c’est surtout dans les milieux harkis et pieds-noirs que les réactions les plus virulentes ont suivi la diffusion du rapport de près de 150 pages, contenant 25 propositions émises par celui qu’on qualifie d’«historien de la réconciliation». «Après la remise du rapport commandé à Benjamin Stora sur la colonisation et la Guerre d’indépendance de l’Algérie, la Présidence française n’envisagerait que quelques actes symboliques. Ce n’est certes pas une telle déclaration qui va rendre plus sereines les relations économiques, culturelles et de bon voisinage entre les deux pays», écrivait un représentant de cette communauté, connu pour son animosité viscérale envers les Algériens.
Dans son mémoire remis au président français, en janvier 2021, Benjamin Stora préconise l’institution d’un «Traité mémoire et vérité» entre l’Algérie et la France. L’historien natif de Constantine appelle à «regarder et lire toute l’histoire pour refuser la mémoire hémiplégique», en suggérant qu’«un rapprochement entre la France et l’Algérie passe par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale».
Benjamin Stora se dit convaincu que «par la multiplication des gestes politiques et symboliques, on pourra s’éloigner d’une mémoire devenue enfermement dans un passé, où se rejouent en permanence les conflits d’autrefois». «A l’heure de la compétition victimaire et de la reconstruction de récits fantasmés, on verra que la liberté d’esprit et le travail historique sont des contrefeux nécessaires aux incendies de mémoires enflammées», préconise-t-il.
«Soixante ans après, observe l’auteur de L’arrivée, l’histoire est encore un champ en désordre, en bataille quelquefois. La séparation des deux pays, au terme d’un conflit cruel de sept ans et demi, a produit de la douleur, un désir de vengeance et beaucoup d’oublis». «C’est un exercice difficile que d’écrire sur la colonisation et la Guerre d’Algérie car, longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer dans le piège fermé des mémoires individuelles», annote-t-il.
De son côté, Le Monde soulignait, dans un long article consacré à ce sujet polémique, intitulé «France-Algérie : l’espoir prudent d’un apaisement des mémoires», le quotidien de gauche reconnaissait, lui aussi, que «l’affaire est un champ de mines» et que Macron «avance par petits pas et menus gestes» car «il le sait pertinemment». Le journal français rappelait que le successeur de François Hollande «confère au défi mémoriel de la Guerre d’Algérie […] à peu près le même statut que la shoah pour Chirac en 1995, selon ses propres mots, prononcés en janvier au retour d’un voyage à Jérusalem».
«Jusqu’où les deux capitales pourront-elles aller ? Une entente est-elle possible sur toutes [les] plaies mal cicatrisées, source de crispations mémorielles récurrentes ?» s’interrogeait Le Monde.
Une interrogation qui demeure d’actualité, d’autant qu’à ce jour, le coprésident algérien de la commission, Abdelmadjid Chikhi, n’a remis aucun rapport au président Tebboune, estimant que le document élaboré par son homologue français était une «affaire franco-française».
K. M.
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