Interview – Jacob Cohen : «La France ressemble à une république bananière»
Le penseur Jacob Cohen se dit persuadé que «tout annonce une explosion» en France, où l’on assiste à un «déni de démocratie». Interview.
Algeriepatriotique : La présidente de l’Assemblée française a été maintenue malgré la défaite de son camp, le gouvernement a recouru de manière abusive au 49.3, etc. Le régime politique français est-il toujours démocratique ?
Jacob Cohen : Sur le plan formel, il reste démocratique ; c’est-à-dire, il se conforme aux règles de droit et notamment à la Constitution. Mais c’est une illusion. On a utilisé ces règles pour ne pas respecter la volonté populaire qui s’était clairement exprimée au premier tour. Des partis politiques, bien propres sur eux, «de gouvernement» comme on dit, c’est-à-dire s’étant approprié une légitimité exclusive à gouverner, contrairement à d’autres à qui elle est déniée, en vertu d’on ne sait quel diktat. Alors que la prétendue gauche vomissait les gouvernements Macron depuis 2017, elle lui apporte un soutien vital et le sauve d’une véritable déroute. Pour ne pas permettre au Rassemblement national (RN) d’exercer ses responsabilités car il serait «fascisant». Alors, de deux choses l’une : ou le RN est «fascisant» et on l’interdit, ou il ne l’est pas et on le respecte, et surtout on respecte plus de 33% des électeurs qui l’ont choisi. On ne peut pas mépriser plus de dix millions de citoyens qui se sont portés sur lui. C’est un déni de démocratie, et la France ressemble plus à une république bananière. Le spectacle qu’elle vient d’offrir est pathétique et frise le ridicule.
Comment décririez-vous le climat social actuel en France ?
On est au bord de l’explosion. Les services publics se dégradent. Le pouvoir d’achat baisse. L’insécurité et le chômage augmentent. La dette devient abyssale. Et il y a le sentiment que les politiques, tous partis confondus, sont non seulement inconscients des problèmes – ils vivent dans une bulle avec des avantages mirobolants –, mais incapables de dépasser leurs petits intérêts. Le prix de l’énergie a été multiplié par deux pour les citoyens ou par cinq ou dix pour les petits entrepreneurs, conséquence d’une politique européenne arbitraire et désastreuse. Et le gouvernement n’a pas le courage d’affronter l’Union européenne. Des milliards sont donnés à l’Ukraine sans consulter les citoyens alors qu’ils manquent terriblement ici. Tout annonce une explosion, mais se produira-t-elle et quand ?
De nombreuses voix ont alerté sur la recrudescence de l’islamophobie, notamment à l’occasion des Jeux olympiques, des perquisitions violentes ayant été signalées contre des membres de la communauté musulmane. Qu’est-ce qui explique cet état de fait ?
Il faut se faire à l’idée que la France a glissé dans l’islamophobie depuis les années 1980, parce que le lobby judéo-sioniste avait estimé à l’époque qu’une intégration républicaine des Maghrébins donnerait à ces derniers une légitimité et une respectabilité qui leur ouvriraient les fonctions les plus importantes dans les domaines politique, économique, médiatique, artistique, universitaire, éditorial, etc. Ce qui aurait sonné le glas de l’influence sioniste et du parti pris pro-israélien. Les «sayanim» ont lancé des campagnes tous azimuts pour diaboliser les musulmans, avec un certain succès et une gradation dans l’ignominie. Répression sur les vêtements «communautaires», surveillance des imams ou leur expulsion, fermeture de mosquées et d’écoles privées. Jusqu’à la loi sur le «séparatisme». Une organisation de tous les Maghrébins, avec des millions d’adhérents et des fonds conséquents, aurait pu inverser la tendance. Elle n’a jamais pu se faire, et il est à craindre que les mesures islamophobes aillent en s’accentuant.
Certains veulent lier l’antisionisme à l’antisémitisme en œuvrant à faire voter une loi dans ce sens, ce qui veut dire que critiquer Israël serait aussi condamnable que s’en prendre à la communauté juive. Quel commentaire faites-vous de cet amalgame intentionnel ?
C’est un succès phénoménal du lobby judéo-sioniste. Et ce qui montre que les gouvernements occidentaux sont à ses bottes. Les antisionistes historiques étaient des juifs. 99% des institutions religieuses juives en Orient et en Occident rejetaient les sionistes jusqu’en 1948. De grands penseurs laïcs juifs étaient antisionistes, comme Albert Einstein ou Hanna Arendt. Le sionisme est une doctrine politique comme n’importe quelle autre et on a le droit de ne pas l’approuver. Mais le lobby judéo-sioniste a réussi à trouver la faille – l’antisémitisme constitue un chiffon rouge pour l’Occident – et surtout à l’imposer. Cela est contraire à toute logique, mais c’est le rapport de force qui l’a emporté.
Au Proche-Orient, le conflit s’est étendu au Yémen depuis que les Houthis ont lancé une attaque contre Tel-Aviv. Y a-t-il un risque que la guerre s’élargisse à des pays comme l’Iran, soutenu par la Russie et la Chine, ce qui pousserait les alliés d’Israël à intervenir de façon directe ?
Mon intime conviction est que les puissances régionales ainsi que les grandes puissances éviteront une confrontation générale. On l’a déjà vu entre l’Iran et Israël. Le Hezbollah et le régime sioniste se testent militairement et assez sévèrement, depuis neuf mois, sans aller jusqu’à une guerre généralisée. La Russie, la Chine et les Etats-Unis feront tout pour éviter tout dérapage. Il semble que ces escarmouches, limitées dans le temps et l’ampleur, comme avec le Yémen, arrangent la plupart des protagonistes. Depuis neuf mois, les occasions d’un embrasement n’ont pas manqué, mais on a su s’arrêter à temps.
Au Maroc, le régime monarchique prédateur du binôme Mohammed VI-André Azoulay se maintient malgré une forte opposition des Marocains, notamment dans le Rif qui veut se détacher de ce qu’il considère comme une puissance occupante. Rien ne semble faire vaciller le trône en dépit de sa grande fragilité. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Le régime monarchique me paraît solide et stable. Non par sa popularité. Au Maroc, il est difficile d’en juger tant la question est taboue. Mais toutes les institutions politiques, sociales et syndicales jouent la monarchie. Les militaires ont été mis au pas et gavés d’avantages. Les instruments sécuritaires sont omniprésents et sous contrôle. La justice veille et les condamnations pleuvent. Et le peuple, habitué depuis des lustres au népotisme et à l’arbitraire, courbe l’échine et espère sans trop y croire.
Une visite du président algérien en France est annoncée. Pensez-vous que celle-ci serait maintenue à la lumière de la grave crise politique qui secoue ce pays et l’absence d’évolution dans les nombreux dossiers qui constituent un point d’achoppement dans les relations en dents de scie entre Alger et Paris ?
Il est très difficile de faire un pronostic sur un dossier pareil, tant les paramètres sont aléatoires. Ce n’est pas tant la situation intérieure de la France. Je pense qu’à la rentrée, et les Jeux olympiques une fois passés, on retrouvera une certaine stabilité et une ligne politique cohérente. Mais un problème peut toujours surgir, ou plutôt l’utilisation que pourra en faire chacune des parties, en fonction de ses intérêts ou de ses priorités. Nous avons souvent assisté à ces retournements imprévisibles par le passé pour ne pas se montrer prudents. Comme on pourrait voir tous les problèmes résolus, comme par miracle, et assister à une visite historique que beaucoup espèrent.
Interview réalisée par Karim B.
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