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La démocratie dévitalisée ou quand le deal devient contrainte

Une contribution de Saâd Hamidi – Ce texte s’inscrit dans un triptyque dont le premier volet, «Palestine : miroir brisé de la démocratie occidentale», a suscité certaines réactions. Pour exemple, un lecteur m’a écrit cette remarque pleine de justesse : «Il faut peut-être une certaine inconscience pour écrire sur la démocratie. Le facteur qui devrait décourager toute tentative est, bien sûr, l’extraordinaire profusion de la littérature qui lui est consacrée…»

Il a raison : que peut ajouter un citoyen ordinaire face aux bibliothèques déjà saturées de traités politiques et de commentaires savants ? Mais je ne prétends pas écrire sur les fondements de la démocratie. Mon propos est plus modeste et plus urgent : partager un constat, celui d’une démocratie qui, dans ses terres d’origine même, semble perdre sa vitalité.

La démocratie se nourrit d’un espace de débat, de réflexion, de discernement. Or, nous sommes aujourd’hui noyés dans une profusion d’informations qui ne laisse plus la place à la pensée. L’infobésité – ce trop-plein d’alertes, de notifications, de «breaking news» – empêche la maturation des idées. Loin d’éclairer le citoyen, ce flot ininterrompu le brouille et le fragilise. Penser devient un luxe, une discipline rare. La démocratie y perd son oxygène.

Autre symptôme : la tyrannie du présent. Les décisions politiques se prennent désormais à la hâte, sous la pression des cycles médiatiques ou des sondages instantanés. La profondeur historique, la mémoire et la planification disparaissent au profit de l’urgence. On gère des crises en série au lieu de construire un horizon. La démocratie s’y réduit à une gouvernance réactive, sans souffle ni vision.

La démocratie promettait la participation, mais l’excès de voix produit l’effet inverse : une cacophonie qui décourage. Tout est opinion, rien n’est hiérarchisé. Le citoyen devient consommateur de débats stériles plutôt qu’acteur de sa cité. De là naît un cynisme rampant : «tous pourris», «inutile de voter». La démocratie survit formellement, mais se vide intérieurement de sa force citoyenne.

Enfin, il faut dire ce qui saute aux yeux : les démocraties occidentales se vivent de plus en plus comme une mise en scène. Les institutions subsistent, mais comme décor. Les débats parlementaires se réduisent à des extraits calibrés pour les journaux télévisés. Les leaders politiques se transforment en influenceurs, préoccupés d’image plus que de projet. Le peuple, lui, regarde le spectacle comme un téléspectateur désabusé, spectateur de son propre effacement.

La logique du chantage politique a rarement été plus lisible : une offre conditionnelle est présentée comme une «chance historique», et la contrepartie implicite est claire – acceptez, ou bien la force continuera son œuvre. La récente proposition de paix présentée par Donald Trump, aux côtés de Benjamin Netanyahou, a pris précisément cette forme : un plan assorti d’un ultimatum public – si la résistance palestinienne n’accepte pas, le soutien et la légitimation américains permettraient à Israël de «finir le travail» par la force. Je vous laisse admirer la proximité de «finir le travail» avec «la solution finale» qui nous rappelle une période sombre de l’histoire récente. Ce type d’argument n’est pas une négociation mais une injonction : il réduit la liberté politique à un simple choix entre adhésion et soumission militaire. Le «deal» devient ainsi un instrument de contrainte, non un espace de rencontre entre égaux, et révèle au grand jour la manière dont la démocratie affichée peut se muer en un levier d’hégémonie et d’extorsion politique.

Ainsi, la démocratie contemporaine nous apparaît comme une forme sans esprit. Ses rituels demeurent : élections, institutions, débats. Mais l’âme politique, la vitalité citoyenne se sont étiolées. Nous vivons dans une coquille, où l’apparence de la démocratie masque sa dévitalisation.

Ce constat, loin de nous inviter au désespoir, prépare le troisième volet de ce triptyque. Car si la démocratie se réduit à une société du spectacle saturée de bruit, il nous faut apprendre à nous soustraire consciemment à ce flux hypnotique. Retrouver des espaces de lenteur, de silence, de profondeur. Reprendre la main sur notre attention pour redonner souffle à la vie collective. C’est à ce chantier que sera consacrée la prochaine contribution.

S. H.

(Montréal)

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