Mezri Haddad à Algeriepatriotique : «Les islamistes vont mettre la Tunisie à feu et à sang»
Comment expliquez-vous cet acte ignoble qui a coûté la vie au secrétaire général du parti des Patriotes démocrates unifiés, Chokri Belaïd ?
Mezri Haddad : Cet acte s’inscrit dans la logique des événements depuis deux ans, c’est-à-dire depuis l’imposture de la révolution du Jasmin. Lorsqu’on criminalise et culpabilise les forces de police – qui ont pourtant perdu une trentaine d’hommes en 2011 – comme s’ils étaient au service d’un régime hitlérien, lorsque, au nom des droits de l’Homme, on libère les terroristes qui ont pris les armes contre les forces de l’armée à Soliman, et que le président provisoire amnistie à trois reprises des centaines de criminels de droit commun, lorsqu’on accueille triomphalement les djihadistes qui vivaient en Europe et ailleurs, y compris ceux qui ont organisé l’assassinat du commandant Massoud, lorsqu’on légalise des partis et des associations extrémistes qui appellent publiquement à la violence, lorsque les mosquées sont usurpées par des obscurantistes qui n’ont de l’islam que le nom, lorsqu’on laisse la Tunisie de Bourguiba se transformer en champ de concurrence entre le wahhabisme saoudien et le wahhabisme qatari, lorsque la Tunisie devient le premier pays qui concentre le plus grand nombre d’ONG occidentales et d’officines de renseignement, lorsqu’on a perdu le sens même de la souveraineté nationale, lorsqu’on laisse des organisations criminelles s’organiser et des trafics d’armes se constituer…, il ne faut pas s’étonner de voir des hommes politiques se faire abattre en plein jour.
L’Etat a-t-il les moyens de faire face au terrorisme islamiste ?
L’Etat, ou plus exactement ce qu’il en reste après deux ans d’amateurisme et d’agitation pseudo-révolutionnaire, n’est plus respecté parce qu’il n’est plus respectable. Parmi ses membres, certains ont d’ailleurs eu une carrière en matière de terrorisme. Sous l’ancien régime, chaque fois que des islamo-terroristes étaient arrêtés ou condamnés, les commerçants des droits de l’Homme, y compris ceux qui sont devenus des notables après le 14 janvier, criaient au mensonge d’une dictature policière qui utilise la menace terroriste comme un épouvantail. Maintenant qu’ils sont au pouvoir, comment voulez-vous qu’ils se donnent les moyens de faire face à un terrorisme dont ils ont été sinon les complices, du moins les justificateurs ?
La responsabilité d’Ennahda est-elle engagée ?
La responsabilité d’Ennahda est pleinement engagée, mais il n’y a pas que ce parti. Ettakatol et le CPR sont tout aussi responsables, puisqu’ils constituent la vitrine «progressiste» de ce parti réactionnaire et qu’ils sont les principaux recéleurs de l’islamisme «modéré». La responsabilité de Moncef Marzouki et de Mustapha Ben Jaâfar est encore plus grande que celle de Ghannouchi.
Quelles vont être les conséquences de cette action terroriste ciblée ?
Parce qu’elle est inédite dans l’histoire de la Tunisie depuis son indépendance – si l’on excepte le cas de Salah Ben Youssef –, cette action terroriste inaugure à mon sens une série d’assassinats politiques qui vont cibler des chefs de parti, des journalistes, des intellectuels, des figures emblématiques de la société civile, etc. L’élimination de Chokri Belaïd est un message à tous ceux qui ont l’intention de résister à la dictature islamiste. C’est un meurtre politique pour donner l’exemple et semer la peur. Cela préfigure aussi des actions terroristes encore plus impressionnantes, comme des voitures piégées en plein centre de Tunis, contre des civils, contre des administrations, etc. Tous les ingrédients sont réunis pour transformer le pays en champ de bataille. Et, de toute façon, les islamistes ne quitteront pas le pouvoir sans mettre la Tunisie à feu et à sang.
Y a-t-il un risque que la Tunisie vive la même expérience tragique que l’Algérie dans les années 1990 ?
Oui, bien évidemment. Je l’avais d’ailleurs écrit dans mon livre La face cachée de la révolution tunisienne, en septembre 2011, et je l’ai plusieurs fois déclaré depuis. Comme en janvier 2011, mes compatriotes n’ont pas pris au sérieux mes mises en garde, préférant écouter ceux qui flattaient leur ego et louaient leur «révolution unique dans l’histoire de l’humanité». Je vais peut-être vous surprendre, mais je l’avais même conjecturé dans un livre encore plus ancien, Carthage ne sera pas détruite, publié à Paris en 2002, dans lequel j’avais d’ailleurs consacré tout un chapitre à la crise algérienne que j’avais intitulé «Islamisme algérien et cynisme américain». Puis-je rappeler au passage que j’ai été l’un des rares intellectuels arabes en France à soutenir publiquement l’armée contre le FIS et à dénoncer l’ignoble question du «qui tue qui» en Algérie ? Non seulement le risque est grand pour que la Tunisie revive la même expérience algérienne, mais cela pourrait être encore plus tragique, pour la simple raison qu’il existe entre l’armée algérienne et l’armée tunisienne une différence de nature, de formation et de vocation.
Quelles sont les solutions qui se présentent devant la Tunisie pour éviter de sombrer définitivement dans la violence ?
Il y a quelques mois, plus exactement le 13 juin 2012, j’avais rendu public une solution de sortie de crise en sept points. Les révolutionnaires et les «démagocrates» m’ont accusé d’appeler à un putsch militaire, ce qui est totalement faux. D’abord, je n’adressais pas mon appel au général Rachid Ammar, qui n’est pas à l’écoute des patriotes mais de Doha et Washington. Ensuite, je ne parlais pas d’un régime militaire mais d’un gouvernement d’unité nationale à durée déterminée (six mois), le temps d’organiser des élections législatives et présidentielles. Voici ce que je proposais : « Maintenant que notre pays est entré dans une nouvelle phase de sa destruction programmée et amorcée dès décembre 2010, j’appelle nos forces armées et notre police nationale, deux institutions patriotiques que les traîtres et les comploteurs ont cherché à culpabiliser et à diviser, à :
1. Prendre le contrôle du pays ;
2. instaurer l’Etat d’urgence et rétablir l’ordre républicain ;
3. déclarer illégitime le gouvernement de la trinité antipatriotique (Ghannouchi, Marzouki, Ben Jaâfar) ;
4. dissoudre et déclarer illégale l’Assemblée constituante, compte tenu de son inutilité et des nombreuses irrégularités au moment des élections du 23 octobre dernier, et revenir à la Constitution de 1959 ;
5. sévir contre les hordes fanatisées et remettre en prison tous les terroristes qui ont été libérés ou amnistiés par un gouvernement incompétent et irresponsable ;
6. rompre toutes relations avec le Qatar et renvoyer immédiatement l’ambassadeur de cet émirat ;
7. former un gouvernement provisoire d’unité nationale en attendant d’organiser, dans les six mois, des élections authentiquement démocratiques, sans ingérence étrangère, sans le financement occulte de certains partis par les monarchies du Golfe et sous le contrôle exclusif des Nations unies».
J’étais seul à l’époque, maintenant je suis heureux de constater que Béji Caïd Essebsi appelle lui aussi à la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée constituante, tous les deux issus de la mascarade électorale du 23 octobre 2011, qui est à l’origine de la situation périlleuse actuelle, dont l’assassinat de Chokri Belaïd n’est que le début.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
Comment (22)