Pourquoi écrire ? (I)
Par Kaddour Naïmi – Un ami, un frère comme on disait en une époque digne, m’a écrit une lettre privée. Son contenu est tel que j’ai demandé à lui répondre de manière publique, car ce qu’il dit mérite et doit être porté à la connaissance citoyenne. Cet ami a désiré demeurer anonyme.
Pour la clarté de l’exposé, il est nécessaire, quoique cela allonge le texte, de citer la lettre dans son entier, puis discuter ses diverses assertions.
«Je lis tes écrits en me demandant – sur la base de mon expérience et de ce que des gens proches de moi publient – ce qui suit : ‘‘Si ceux qui sont au pays n’ont pas pu influer sur ce pouvoir, infléchir ses décisions, comment peut-on penser qu’en écrivant, lui, moi et beaucoup d’autres, de si loin, comment peut-on penser, ou prétendre, réussir là où ils échouent au quotidien ?’’ Et pourquoi ajouter à la confusion générale des idées ?
C’est quand j’ai vidé mon sac, ce que je pensais être juste de dire, en plus de 100 textes, que je me suis décidé à ne plus intervenir. Parce que cela ne sert à rien. Plus personne ne lit personne. Depuis toujours. Et les idées n’avancent pas. Elles ne sont pas mobilisatrices. Sais-tu que je crois être le seul intervenant, ou je le fus, à lire attentivement tout ce qui s’écrit, citant scrupuleusement les noms de ceux à qui j’emprunte une idée, mentionnant quand elle a été développée, sur quel organe ? Ce n’est pas quelque chose de courant.
Il n’y a pas de matrice. De repaires. De référant. La libération, ou prétendue libération de la presse, n’a servi, ne sert et ne servira que d’exutoire pour faire baisser la pression. ‘‘Ana goultha’’, entendait-on dire lors les sanglantes manifestations. Et quand d’autres drames éclateront, nous entendront 40 millions d’Algériens dire ‘‘Ana goultha’’. Et puis ? Bravo. Mais qu’as-tu fait ? Rien.
Nous pensons pouvoir peser sur l’opinion. Quelle prétention. Il n’en est rien. Cette opinion-là est bien mieux informée que nous. Cette opinion a son… opinion, mais, par le marché du ‘‘bouffe et tais-toi’’, elle ne s’engagera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait rien à partager. A ce moment-là, elle ira casser les édifices publics. Les seuls biens qui lui appartiennent en propre. Tragique. Pour finir encore dans la confusion et la recherche d’un sauveur. Quel qu’il soit. Pourvu que… Le salut ?
Il faudrait bien comprendre qu’il ne viendra pas de notre génération qui a montré ses limites, son inconstance et, surtout, son incapacité à prendre la vie et le pays en main. Nous avons reçu des martyrs, un pays merveilleux, clés en main. Nous y sommes entrés par effraction pour nous satisfaire d’usines clés en main/produits en main. Nous en sommes, depuis 1990, par gens interposés, avec un pouvoir importé, clés en main. C’est pour cela que les idées nouvelles n’ont aucun effet.
Dès lors, ce qui surgira un jour ne viendra pas des gens comme toi ou moi. Nous. Il viendra d’une nouvelle génération, assurément. Aussi de ceux – le peu qui auront résisté et survécu – de notre génération – vivement qu’elle débarrasse le plancher cette racaille – qui sont demeurés là-bas et qui se battent. Je leur rends ici un hommage appuyé. Ils sont plus forts, plus résistants que moi, que beaucoup de mes amis qui ont lâché prise et qui, après les noces, font, avec notre pays, chambre à part !»
Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera sans doute pas la dernière, que je lirai ou entendrai de tels propos.
Avouons d’abord que je les comprends. Dans les années suivant 1973, date de mon exil volontaire du pays, j’ai pensé ainsi, et j’ai donc gardé le silence, même quand j’appris avoir été personnellement diffamé, dénigré, imité tout en occultant totalement mon travail artistique et social dans le pays. Alors, je me taisais en pensant «A quoi bon ? Ce peuple est désormais dans une situation si aliénée qu’il ne sert à rien d’intervenir, à moins d’avoir la folie de Don Quichotte.»
Mais, parallèlement, dans les divers pays où j’ai résidé, j’essayais de contribuer à l’amélioration de la vie des exploités-dominés. C’est que je les voyais résister, s’organiser, combattre, même si les résultats étaient dérisoires.
Puis, avec le temps, mon expérience pratique s’enrichissait, et, avec elle, mes études théoriques. Je me rendais compte qu’en Algérie, malgré la féroce dictature militaire, traficotée en «socialisme», malgré le «soutien critique» offert par les dirigeants (à ne pas confondre avec les militants de base) d’un parti et d’une «élite» (à ne pas confondre avec les citoyens ordinaires) vulgairement opportunistes, malgré ces cruelles calamités, le peuple bougeait d’une manière ou d’une autre, une minorité de citoyens et citoyennes luttait selon ses maigres possibilités. Jusqu’aux diverses explosions populaires libératrices connues. On évoque la révolte d’octobre 1989 à Alger. Mais on oublie ou ignore les multiples grèves dans les usines et dans les fermes, du temps de la dictature militaire, sauvagement réprimées. Elles furent les ruisseaux qui ont formé le fleuve d’octobre 1989, et les autres sursauts populaires, et le tragique reflux qu’a été la décennie moyenâgeuse sanguinaire.
Alors, ma conscience m’interpellait : «D’accord, exilé, mais volontaire ! Des ressources limitées, mais nettement plus confortables que celles dont disposent tes compatriotes au pays ! Et la commodité de te dire : Oh ! Mais il n’y a rien à faire pour ce peuple ! Trop aliéné ! Trop écrasé par une misérable caste mafieuse et ses trop nombreux serviteurs, qui comprend également cette engeance qui ose l’imposture de s’autoproclamer «progressiste» et «démocrate», pour bénéficier du beurre (de l’Etat) et de la fermière (la «bonne» conscience de prétendre «servir» le peuple).»
Alors, l’exigence d’honnêteté m’obligea à admettre que dans le pays que j’avais quitté, en réalité je l’avais abandonné. Parce que quasi isolé, déprimé, menacé de «disparaître», désespéré, vaincu ! Parce que, plus exactement, incapable d’affronter les difficultés, certes écrasantes, mais, cependant, d’autres continuaient à les affronter, au risque de la prison, de la torture et de l’assassinat… Dès lors, continuait en moi la voix de l’honnêteté : «Tu as bien le droit de jeter l’éponge, mais pas de théoriser ta position en plaçant la faute sur le peuple, en le déclarant ‘‘foutu’’. Trop commode, trop facile et ne correspondant pas tout à fait à la réalité. Car celle-ci, c’est d’abord ton découragement personnel, ta fatigue de combattre. Elle est compréhensible, mais, encore une fois, aie l’honnêteté et le courage de l’admettre ! Et ne pas la justifier par la situation du peuple, aliéné, exploité et dominé. Il est vrai qu’il l’est, mais, d’une manière ou d’une autre, il tente de résister, selon ses connaissances (limitées) et ses moyens (qui le sont davantage).»
Considérons la première question de l’ami : «De si loin, comment peut-on penser, ou prétendre, réussir là où ils [les gens restés au pays] échouent au quotidien ?»
On peut résider à l’étranger et, néanmoins, être correctement informé de ce qui se passe dans le pays d’origine, à travers non seulement les informations officielles, mais également les informations de luttes populaires, les amis et amies resté-e-s sur le terrain et luttant, enfin par les membres de sa propre famille, laquelle, dans certains cas, reflète d’une manière ou d’une autre la situation générale au pays. Ainsi, il est possible non pas de «réussir», mais du moins fournir des pistes de réflexion et des suggestions utiles à l’action dans le pays même.
De même, on peut être resté toujours dans le pays d’origine et ignorer les enjeux et les conflits réels, les luttes qui ont lieu. Par conséquent, accuser une personne d’ignorer les réalités de son pays d’origine pour le seul fait qu’elle réside à l’étranger est contestable. Ce fut mon cas, quoique certains m’accusent de «tout ignorer» de l’Algérie pour avoir vécu 40 ans ailleurs, alors que ces mêmes personnes ignorent tout de mon activité, à part ce qui se lit sur internet, en sélectionnant uniquement ce qui semble confirmer leur calomnie. C’est de «bonne» hypocrite guerre de propagande. Toute action publique doit l’affronter, surtout si elle s’exprime contre la domination-exploitation.
Il est même des cas où le fait de résider à l’étranger permet, en comparaison des personnes restées au pays, une vision plus claire et plus efficace, favorisée par une certaine distance géographique, à condition d’avoir accès aux informations nécessaires. L’histoire mondiale le prouve. Quant à celle algérienne, quelles sont les personnes qui furent à l’origine du mouvement de libération nationale : celles demeurées au pays ou celles qui étaient dans l’émigration en France ?
Voyons à présent le problème de «réussir» ou pas par ses écrits.
Comment prétendre et attendre des résultats immédiats ?… Ignore-t-on les leçons de l’histoire ?…. Les très rares personnes qui ont écrit successivement contre l’esclavage, le féodalisme, le capitalisme, le totalitarisme bolchevique, le fascisme, le colonialisme, les dictatures, etc., toutes ces personnes écrivaient-elles avec l’assurance de réussir ? N’écrivaient-elles pas, au contraire (à l’exception des croyants au «Grand Soir»), en sachant qu’elles ne faisaient que semer des grains (clarifications, suggestions de recherche, propositions de solutions) avec l’espoir que les cultivateurs (le peuple et la partie solidaire de son élite intellectuelle) puissent savoir transformer ces grains en une belle récolte (un changement social positif), toutefois sans savoir quand il arrivera ?
Faut-il être totalement aveugle pour ne pas se rendre compte que dans les périodes historiques, même les plus ténébreuses pour le peuple, les plus dictatoriales des castes les plus impitoyables, les plus sanglantes de crimes contre les partisans de la justice sociale, que même dans ces périodes les luttes pour la dignité humaine n’ont jamais cessé, même réduites au minimum ?… Alors, seules les personnes découragées, fatiguées ou attirées par un confort nouvellement conquis se permettaient de déclarer : «A quoi bon ?»
K. N.
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(Suivra)
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