Les intellectuels algériens doivent sortir de l’ombre
Une contribution de Ferid Racim Chikhi – «La personnalité créatrice doit penser et juger par elle-même car le progrès moral de la société dépend exclusivement de son indépendance.» (Albert Einstein, 1879-1955.) Souvent, la question des élites et des intellectuels est posée et l’on se demande qui ils sont. Les élites en général et les intellectuels algériens en particulier, sont-ils connus du grand public ? Répondre à cette problématique semble ardu mais la conjoncture, pleine de changements, qui vont des trahisons aux guerres et à la subversion exposée, m’incite à énoncer le propos suivant même s’il reflète un caractère personnel. Je ne prétends pas apporter des réponses limpides aux multiples facettes de l’interrogation émise, ici et là, mais je me permets de proposer en toute humilité quelques pistes de réflexion pour définir, décrire, nommer et qualifier ce qui aurait dû se faire et qui n’a pas été fait ou ce qui s’est passé mais qui est inconnu de tous et ce qui doit être fait pour éviter encore les dérives d’un passé récent.
Connaissance et savoir ?
Avant d’aller plus loin, reconnaissons que lorsque nous abordons les problématiques relatives aux élites intellectuelles, nous ne pouvons ignorer le sens, la signification, la définition de quelques concepts en lien avec les appellations retenues. Par conséquent, même si «savoir et connaissance» semblent être des synonymes, en réalité et, selon plusieurs encyclopédies et dictionnaires, l’un et l’autre renvoient au moins à deux manières d’apprendre bien différentes, voire opposées.
Selon des érudits, le savoir et la science sont une somme d’informations accumulées ; ils peuvent s’acquérir et se transmettre par un enseignement ou par des livres. La connaissance est la tentative d’accéder à la vérité ultime. C’est une quête de réponses aux grandes questions existentielles que l’Homme se pose ; le savoir est un acquis tandis que la connaissance est un chemin ; le savoir est récitation, la connaissance est compréhension et appropriation ; le savoir est affirmation alors que la connaissance est questionnement ; le savoir est certitude, la connaissance est doute ; le savoir est accumulation, la connaissance est dépouillement.
Spinoza distingue trois niveaux ou «genres» de connaissance : «les perceptions» ou «la connaissance par l’expérience vague», soit des idées sans ordre valable, des opinions confuses, de l’imagination… La raison qui serait la pensée ordonnée permet de saisir les propriétés des choses. La Science intuitive est l’appréhension à la fois intuitive et rationnelle des lois fondamentales, menant à la compréhension de l’essence des choses.
Quels liens peut-on faire avec un passé récent ?
Comme tous les Algériens de ma génération, adolescent, j’ai vécu l’indépendance de l’Algérie. Je me disais : à présent, les grandes décisions concernant le pays et son peuple se prendront en Algérie, et ce sont nos aînés qui feront les choix pour tous et non pas en France, en Europe ou ailleurs dans un pays arabe ou voisin. Le 5 juillet 1962, et les jours suivants, le pays, le peuple – aînés, enfants, femmes, hommes – étaient heureux, et tous ensemble allaient décider de leur devenir. C’est ce qui trottait dans ma tête de jeune adolescent nouvellement indépendant. Soixante ans plus tard, mes rêves, et certainement ceux de plusieurs Algériens comme moi, se sont réalisés mais avec bien des changements majeurs et loin de ce qui vagabondait dans ma tête.
Questionnements
Mais que se passe-t-il en cette décennie «20» du second millénaire de l’indépendance ? Comment se fait-il que l’Histoire s’écrive dans un autre creuset des événements au lieu de s’écrire dans celui de la continuité naturelle censée permettre à l’Algérien de renouer avec son passé, sa mémoire enfouie, ses repères ancestraux, ses géants qui ont bâti, construit, édifié, érigé un patrimoine que bien d’autres peuples lui envient ? Que dire aujourd’hui des représentations, des descriptions, des écrits et des observations des prestigieux auteurs que furent Mahiedine Bachtarzi, Rachid Ksentini, Bach Djarah, Mme Keltoum, Ahmed Reda Houhou, Tewfiq El Hakim, Boudjedra, Mouloud Feraoun, Taos Amrouche, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, El Mouhoub Amrouche, Souheil Dib, Malek Haddad, Kateb Yacine, Assia Djebbar, Mustapha Lacheraf, les auteurs des textes de la Révolution du 1er Novembre 1954, ceux de la plate-forme de la Soummam ou encore les contributeurs d’El Moudjahid de la Guerre de libération nationale et bien d’autres ? Ils affichaient un vocabulaire châtié, une grammaire normée, des styles des plus limpides, une syntaxe et une morphologie singulières qui méritent bien des prix. Tout cela était avant, pendant et après l’indépendance. Mais depuis soixante ans, si nous excluons les Alloula, Tahar Djaout, Beida Chikhi, Zoubida Bittari, Abdelhamid Benhadouga, Yamina Mechakra, Ahlam Mostghanemi ou encore Mohamed Aknoun, Kamel Bencheikh, Naila Chikhi/Dakia, Leila Sebbar, quels sont les autres intellectuels, les auteurs, les écrivains, les poètes, les dramaturges, les romanciers qui ont fait preuve de créativité et d’inventivité ? Peut-on statuer que la littérature algérienne d’expressions française et arabe s’est appauvrie pour donner de l’importance à des pseudo-écrivains mis de l’avant par des médias pervertis sous d’autres cieux que ceux de l’Algérie ?
Pour mémoire, dès le 5 juillet 1962, le peuple festoyait et se réjouissait, imaginait un avenir radieux et lumineux à la suite de périodes sombres vécues pendant plus de dix-huit décennies et une âpre lutte contre une colonisation qu’il n’a jamais voulue et une Guerre de libération nationale qui a consacré la vérité de l’autodétermination du peuple. Pour l’heure, les moments d’euphorie et d’émotion commencent à peine à laisser place à la raison et à la réflexion sur le futur comme ce fut un 1er novembre 1954 et un 20 août 1956. Et ce ne sont pas les militants engagés et déterminés, les quelques-uns de l’époque qui ont tiré la sonnette d’alarme qui le démentiront. En fait, personne n’entrevoit le devenir du pays et de sa population, si ce n’est continuellement vivre sous le joug du colonialisme français. En revanche, qui depuis ces deux dates a interpellé les plus instruits ?
Les nouvelles élites intellectuelles
D’une manière plus simple, posons-nous la question suivante : ces instruits ont-ils été productifs comme le furent quelques-uns qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont mené des actions qui consacrent la libération des peuples ? Depuis l’indépendance, des milliers de diplômés algériens des universités tant en Algérie qu’à l’étranger ont été formés. Ils ont tous, ou presque tous, occupé des emplois à tous les niveaux institutionnels, industriels, commerciaux et agricoles. Leur apport a été conséquent. Le pays a fonctionné et il fonctionne encore malgré l’adversité. Bien de ces diplômés ont géré l’Etat et ses différents domaines.
Malgré cela, ces élites ont-elles participé à la gouvernance, selon des profils appropriés et en adéquation avec les exigences attendues des «décideurs» ? D’aucuns seraient tentés de répondre par l’affirmative puisqu’ils ont été remerciés soit par des promotions, soit par des congédiements. Et c’est là qu’intervient la définition du concept qui navigue confusément entre celui qui est partie prenante de l’«élite» et celui qui fait partie des «intellectuels». De manière générale, j’émets l’hypothèse qu’il y a une confusion de fond faite par les deux groupes pour ne pas parler de méconnaissance de ces deux concepts, mais si nous revenons à une définition simple et partagée par beaucoup, l’élite est un groupe plus ou moins minoritaire de personnes ayant, dans une société, une place éminente due à certaines qualités valorisées socialement. L’élite est constituée des gestionnaires dans les institutions économiques, industrielles, commerciales, etc. En Algérie, ces gestionnaires, au stade actuel du développement du pays, n’ont pas tous le savoir-faire pour créer un groupe ou des groupes avec leurs intérêts propres et influer sur le cours normal de l’évolution et du progrès.
Selon des définitions bien arrêtées, on ne peut ignorer qu’il existe aussi des élites intellectuelles. «Généralement, le terme d’élites intellectuelles désigne, d’une part, les auteurs d’ouvrages de recherches et de réflexions édités par des maisons d’édition reconnues ; d’autre part, les professions intellectuelles supérieures : enseignants des cycles supérieurs titulaires du doctorat.» Néanmoins, «la particularité de ces dernières est d’être difficilement quantifiables en ce sens où être un intellectuel ne nécessite ni un diplôme d’enseignement ni la publication d’ouvrages par une maison d’édition». Or, un grand nombre des graduants, des doctorants et autres chercheurs ont soutenu, devant d’éminents professeurs, des thèses de doctorat et des mémoires mais combien ont été édités, promus pour le grand public ? Encore, en 2024 existe-t-il une seule publication scientifique et universitaire qui met de l’avant les travaux de recherches ces doctorants ?
L’Algérie et le reste du monde
Nous ne pouvons ignorer que bien des réponses à des questions qui concernent le commun des mortels résident dans l’apport des intellectuels, leur rôle et leur contribution à l’effort de vulgarisation de la pensée et de l’expression d’idées nouvelles qui sensibilisent à l’indépendance de la société dans tous ses segments et à la libération des idées, de la pensée et de la parole. Les idées et les réflexions des intellectuels sont à même de canaliser cette quête d’indépendance et de liberté qui fluctue en fonction de l’adversité. En laissant le champ libre à ceux qui sont contre ces libertés, les gouvernants s’approprient des succès qui ne relèvent pas de leurs actions, même si le peuple s’en réjouit. Or, il y aussi des dérives qui ébranlent les fondements de la personnalité, de l’identité et de la culture des Algériens. Et ce faisant, les intellectuels ignorent ou feignent d’ignorer les cultures d’influences qui isolent sur le plan médiatique une Algérie qui conçoit son développement, sa modernité et ses progrès selon ses propres politiques et à la convenance de ses populations, en dépit d’une mobilité de ses ressources humaines imposée par les puissances de ce monde.
Un monde en ébullition
D’un point de vue général, le monde et l’Algérie sont deux espaces intrinsèquement liés. Depuis la fin du dernier millénaire, les deux ont vécu des mutations marquantes et significatives. Des changements tectoniques impactent les politiques domestiques de tous les pays. En Europe de l’Est, les Balkans ont retrouvé leur géographie initiale contre celle tracée par les Nations unies. L’Union européenne s’est fragilisée depuis le Brexit et la montée des nationalismes contre la mobilité internationale. La problématique des conséquences du Covid-19 a remis en question tous les programmes de santé publique, mettant à mal les institutions supranationales. Bruxelles tremble à la pensée que l’Ukraine ne flanche pas malgré le soutien de l’OTAN et que la Russie ne se rénove pas alors que les séquelles héritées du bloc de l’Est figent la pensée européenne. À ce moment précis, la Chine et ses alliés consolident leurs assises. Au même moment, les changements climatiques fragilisent encore plus le monde des moins nantis et que l’intelligence artificielle ne semble pas être la panacée.
Cela fait trente-cinq ans que l’Allemagne s’est réunifiée et voit la montée des extrêmes droites. Les Pays baltes se sont libérés de l’emprise de leur voisin de l’Est. L’Asie moderne émerge sur l’échiquier mondial. Le Moyen-Orient est dépecé et redécoupé. Les guerres menées par les Etats-Unis et leurs alliés jettent à la mer ou sur les chemins de l’incertitude des millions de réfugiés d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique. L’Amérique latine se rebiffe et l’islamisme et son terrorisme ne sont toujours pas vaincus mais restent encore financés par les pouvoir occidentaux et manipulés par le sionisme. La Palestine, Gaza et le Sud Liban sont agressés par un génocidaire des temps modernes et les populations sont décimées alors que l’ONU continue de palabrer sans trouver la bonne solution.
Qu’a donc enfanté le Hirak ?
En Algérie, le Hirak a, certes, libéré des énergies ; cependant, c’était sans compter sur les capacités de transformation d’un système conçu pour survivre aux hommes et aux événements, selon la fameuse formule du défunt président Houari Boumediene. L’économie hybride héritée des années 1970 ne s’est pas renouvelée et cherche encore un port d’attache par des alliances telles que la régénérescence du non-alignement, l’Europe, la Chine, les pays arabes, les faiblesses perfides des voisins, etc. Le tout toujours à l’affût de quelques milliards de dollars provenant de la cession des barils de pétrole ou de mètres cubes de gaz. Le monde change et les leaders de ce monde, par pays, font appel à toutes leurs intelligences. En est-il de même pour ceux de l’Algérie ?
Le gouvernement mené par le président Tebboune a rebondi sur le Hirak et tente de redresser la trajectoire du navire au moment où quelques esprits malins ayant trouvé une écoute manœuvrière chez des influenceurs néfastes font dans la subversion au nom de l’indépendance, de l’identité, de la langue, avec caprices, et déraison, comme si les millions d’autres Algériens n’avaient rien compris à leur avenir. Qu’on le veuille ou non, une alerte à la remise en question de soi, des institutions, des grands axes de développement de la société, un appel à la raison retentit fort et rappelle à l’ordre tout le monde. Le Président, malgré son âge avancé, trouvera-t-il l’énergie nécessaire et suffisante pour anticiper les mouvements contradictoires, aussi bien endogènes qu’exogènes et saura-t-il mobiliser les intelligences algériennes ?
F.-R. C.
Analyste Senior (German)
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